L’effondrement

France, 14 juin 1940 – 25 juin 1940
Le 14 juin 1940, aux premières heures du jour, les Allemands font leur entrée dans la capitale et défilent aux Champs-Élysées. Les divisions de Panzer continuent à s’enfoncer vers le cœur du pays. À l’ouest, les Allemands font mouvement vers Bordeaux, pour couper la retraite aux armées françaises refluant de la région parisienne en direction de la Loire et au-delà. À l’est, ils progressent vers Lyon et la vallée du Rhône. Au nord-est, c’est la ruée vers le plateau de Langres et la frontière suisse, afin d’isoler les armées françaises de la ligne Maginot.
L’armée française est divisée en quatre tronçons séparés par de larges intervalles. Les divisions sont décimées. Les effectifs disponibles ne permettent plus de former des lignes de résistance continues. Presque partout, on va avoir recours à la tactique des « bouchons ». Faute de pouvoir défendre tout le terrain, on tente d’interdire, avec tout ce qui tombe sous la main, les passages obligés, les carrefours, les villages, les ponts. Tous les éléments les plus disparates, unités de dépôts, recrues à l’instruction, compagnies de remonte, sont déployés pour constituer ces bouchons. Il ne s’agit plus de résister « sans esprit de recul », mais de retarder quelque peu le flot de l’invasion.

Le groupe d’armées C, resté jusqu’ici dans l’expectative, entre en action. La Ire armée du général von Witzleben a reçu l’ordre de déclencher une attaque frontale contre la ligne Maginot dans le secteur le plus faiblement fortifié : la Trouée de la Sarre. L’opération, baptisée Tiger, commence dès l’aube. Appuyées par plus de 1000 pièces d’artillerie et une centaine d’avions, six divisions allemandes se lancent à l’assaut des positions françaises défendues par six régiments et deux bataillons de mitrailleurs, soutenus par une centaine de canons, mais ne bénéficiant d’aucun appui aérien. Malgré l’inégalité des moyens, les Français s’accrochent au terrain et ne le cèdent qu’au prix du sang. À midi, le général Hilpert, chef d’état-major de Witzleben, dresse un premier bilan de la bataille : « Dans l’ensemble, écrit-il, l’offensive n’a pas réussi et sur tout le front, on a l’impression que l’on n’est pas parvenu à obtenir une avance fluide. Des pénétrations locales modestes, rien de plus ! » Les combats de l’après-midi sont tout aussi acharnés et meurtriers que ceux du matin. En fin de journée, malgré une supériorité écrasante en hommes et en matériel, et quelques succès locaux, les Allemands ne sont pas parvenus à rompre la ligne principale de résistance. Le bilan humain est lourd : 750 soldats français et polonais sont morts et 1800 blessés. Côté allemand, on déplore 1200 combattants tués et 4000 blessés. Malgré leur résistance héroïque, les troupes françaises reçoivent l’ordre de se replier au cours de la nuit.
Le lendemain, les attaques contre la ligne Maginot se poursuivent avec l’opération Kleiner Bär, menée par sept divisions de la VIIe armée du général Dollmann, sur le Rhin, entre Rhinau et Neuf-Brisach. La VIIIe armée et ses divisions de campagne viennent juste d’évacuer la plaine d’Alsace et se sont repliés vers les Vosges. Le 14 juin au soir, seuls les équipages des casemates restent à leur poste de combat. Les casematiers, privés du soutien massif de l’artillerie, savent qu’ils vont être sacrifiés pour protéger leurs camarades. L’attaque débute à 9 heures. L’artillerie, placée à courte portée des casemates de berge françaises, tire à une cadence élevée, défonçant inexorablement le béton et les cloches. Au bout de 45 minutes, les Landser, masqués par de nombreux fumigènes aveuglant les défenses françaises, s’élancent et franchissent le fleuve sous le feu de l’ennemi. La première ligne française est enfoncée, mais les pertes allemandes sont lourdes. La progression dans la forêt et les marais qui bordent le Rhin est lente et difficile.
Au matin du 15 juin, le général Sir John Dill, chef d’état-major impérial britannique, met un terme définitif à la collaboration militaire franco-britannique. En conséquence, le général Alan Brooke donne l’ordre de rejoindre la côte afin de rembarquer. L’idée du « réduit breton » est abandonnée. Pendant trois jours, sous de violentes attaques aériennes, les Tommies vont reprendre la mer, à partir de Brest, Cherbourg, Saint-Malo et Saint-Nazaire.
À Bordeaux, l’atmosphère est mauvaise. Les nouvelles, l’afflux des réfugiés créent un grand malaise, auquel s’ajoute la crainte de l’arrivée des Allemands. Tout ici crie le désastre, le désordre, le désarroi moral d’un pays brutalement assommé. Bordeaux est bien la capitale d’une France meurtrie. Le maire de la ville, Adrien Marquet, a toutes les peines du monde à loger le personnel gouvernemental, grossi par la cohue des parlementaires et des journalistes qui affluent de tous côtés. La répartition des services s’effectue dans le plus grand désordre. « Pour apprécier toute cette époque si mouvementée, si agitée, dira plus tard le Président Lebrun, il faut se représenter ces ministres éloignés les uns des autres, les uns aux Abattoirs, les autres à la Faculté de Droit ou ailleurs, moi dans une Préfecture presque abandonnée, sans ou avec peu de collaborateurs. C’était, je vous l’assure, un spectacle affligeant. »
La nervosité s’accroît dans les milieux politiques de Bordeaux. Dans les coulisses du gouvernement, les tendances contraires s’affrontent. La situation devient de plus en plus confuse. « Les parlementaires, écrit Jean Montigny, qui avaient reçu de M. Mandel l’invitation de se rendre à Tours, puis à Bordeaux, se trouvaient dans une ville en plein désarroi, privés partiellement de nouvelles, fatigués par le terrible exode. Ils allaient aux informations dans les immeubles où campaient les présidents des Assemblées et les questeurs. » Très vite, deux courants antagonistes se dessinent. L’un, en faveur du départ du gouvernement pour l’Afrique du Nord. L’autre, favorable au maintien du gouvernement en France. Les deux présidents des Assemblées, Jeanneney et Herriot, qui poussent le gouvernement à quitter la France, craignent que la majorité des sénateurs et des députés refusent de les suivre dans cette voie. Aussi persistent-ils à ne provoquer aucune réunion des Assemblées. Laissés à eux-mêmes, les parlementaires tiennent de ce fait des réunions improvisées et se regroupent selon leurs affinités politiques. « Ainsi se forme peu à peu, écrit Montigny, par suite de la carence du président du Sénat et du président de la Chambre, une sorte de Commune bordelaise, qui va peser, d’une manière décisive, sur la suite des événements. »
Le Conseil des ministres se réunit à la Préfecture de Bordeaux, dans l’après-midi. Le général Weygand analyse la situation militaire. Il déclare, avec plus d’insistance que jamais, que celle-ci s’aggrave d’heure en heure et qu’il faut mettre un terme immédiat aux hostilités. Reynaud lance une proposition qui soulève un grand émoi. Il demande au général Weygand de capituler avec l’armée de terre métropolitaine, tandis que le gouvernement se transporterait en Afrique pour y poursuivre la lutte avec la flotte, l’aviation et ce que l’on pourrait sauver de la métropole. « Je repoussai cette proposition avec indignation, écrit le général Weygand, jamais je n’accepterais de jeter une telle honte sur nos drapeaux. C’eût été un attentat accablant, définitif, irrémédiable à l’honneur militaire de la nation, attentat que le code de justice militaire punit de mort… Je ne peux évoquer sans un frisson de révolte une proposition aussi infamante ! » L’éventualité du départ du gouvernement en Afrique du Nord est ainsi mise sur la table. Les ministres sont fortement divisés sur la question. Pour nombre d’entre eux – Pétain en tête –, le départ du gouvernement serait considéré par le peuple comme une désertion. Homme habile à manier la conciliation, le vice-président du Conseil, Camille Chautemps, suggère que l’on demande secrètement aux Allemands leurs conditions d’armistice.
– Si, dit-il, contrairement à notre attente, ces conditions apparaissaient modérées, nos amis anglais seraient sans doute d’accord avec nous pour les étudier. Si au contraire […], elles sont catastrophiques ou déshonorantes, j’espère que le Maréchal, éclairé sur son illusion, sera désormais d’accord avec nous pour la continuation de la lutte. Ainsi, la division et la dissociation de notre gouvernement seront évitées.

Se sentant désavoué, le président du Conseil menace de donner sa démission. Après un échange de paroles confuses, les esprits finissent par se ressaisir. « Ce furent peut-être, rapporte Paul Reynaud, les secondes les plus graves de ma vie politique. Je me suis dit : « Si je persiste dans ma démission, le Président Lebrun va sans doute choisir Camille Chautemps. Alors c’est l’armistice certain. Si au contraire j’accepte, en spécifiant que c’est au nom de la majorité – car je ne saurais personnellement me déshonorer vis-à-vis des chefs du gouvernement britannique, en me présentant comme l’auteur de la proposition d’armistice – quand je reviendrai demain devant ce même Conseil des ministres, je lui dirai : « Vous avez implicitement reconnu hier, en me faisant demander l’autorisation du gouvernement britannique, qu’elle était nécessaire ; vous ne l’avez pas : il faut donc continuer la lutte. »
La séance levée, le président du Conseil adresse au gouvernement anglais un télégramme dans lequel il explique que le Conseil a décidé d’approcher le gouvernement de Sa Majesté pour lui demander l’autorisation de s’enquérir, par l’entremise du gouvernement des États-Unis, des conditions d’armistice qui pourraient être offertes à la France par les gouvernements allemand et italien. « Si le gouvernement de Sa Majesté autorise le gouvernement français à entreprendre cette démarche, le président du Conseil est autorisé à déclarer, se son côté, que la reddition de la flotte sera jugée une condition inacceptable. » Reynaud ajoute que si le gouvernement anglais n’accorde pas l’autorisation sollicitée, il sera vraisemblablement amené à se retirer et il exprime le vœu de rencontrer sans plus tarder Winston Churchill. Alors qu’il rédige le télégramme destiné au Premier britannique, Paul Reynaud reçoit la réponse de Roosevelt à son message du 14 juin. Elle est décevante. Si Roosevelt promet bien des armes et du matériel, il prétend que seul le Congrès a le pouvoir de prendre des engagements d’ordre militaire. D’une plume rapide, Reynaud ajoute le post-scriptum suivant : « Nous avons convenu, jeudi dernier (à Tours), sur votre proposition, de reconsidérer les questions posées par une demande d’armistice, au cas où la réponse de Roosevelt serait négative. Cette éventualité s’étant réalisée, je crois que ce problème devrait être examiné de nouveau. »
Le 16 juin, la poussée ennemie s’accentue. À l’ouest, la Xe armée poursuit son repli et se retire sur la Dives. Les combats se poursuivent sur la ligne Argentan-Mortagne. Ce qui reste des armées françaises bat en retraite sur Rennes. Afin de maintenir la liaison avec les armées du centre, le corps de cavalerie a reçu l’ordre de contenir l’ennemi, le plus longtemps possible, sur l’axe Chartres-Châteaudun-Blois. À sa droite, le gros des VIe et VIIe armées se remet en ordre derrière la Loire ; la VIe armée, très diminuée, entre Decize et Gien ; la VIIe armée, de Gien à Orléans. Le gros de l’armée de Paris se trouve encore dans la région de Châteaudun. Les bombardiers allemands exercent un pilonnage meurtrier sur les ponts de la Loire, causant des pertes sévères aux colonnes de réfugiés et aux troupes embouteillées aux points de passage. Dans l’après-midi, le chef d’état-major de la VIIIe armée téléphone au général Georges : « Bombardements ennemis continuent, très violents, sur les ponts de la Loire. Convois de réfugiés innombrables. Tous cet ensemble rend la situation vraiment tragique. Nous avons fait des efforts surhumains… »
L’impressionnante cohue de civils s’amassant pour franchir le fleuve gêne quelque peu la progression de l’ennemi. La poussée allemande est beaucoup plus rapide dans d’autres secteurs du front, notamment dans la région comprise entre la Loire et la Saône. Clamecy tombe dans la matinée. Des formations motorisées poussent sur La Charité-sur-Loire, où le fleuve est franchi dans la soirée, tandis qu’une colonne allemande pénètre dans Autun. Le groupement blindé Guderian, qui s’est emparé de Langres la veille, poursuit sa progression sur l’axe Gray-Besançon-Pontarlier. Parallèlement, à l’ouest, le groupement blindé von Kleist marche sur Dijon.
Attaqué sur tous les fronts, la situation du groupe d’armées n°2 devient critique. Le général Georges demande à son commandant, le général Prételat, un ultime effort afin de sauver ce qui peut l’être. Les armées françaises entament une manœuvre de dégagement en direction de Besançon. De la réussite de cette percée dépend le sort du groupe d’armées n°2. Malheureusement, Besançon tombe le soir même. Les Allemands y capturent plusieurs milliers de prisonniers. L’encerclement des forces de Prételat est consommé. Les IIe, IIIe, Ve et VIIIe armées sont prises dans la nasse.
À cet instant, il ne subsiste aucun espoir d’arrêter l’invasion. La Bretagne et tout le littoral atlantique s’offrent aux blindés allemands. De la vallée de l’Allier à celles de la Saône et du Rhône, c’est une énorme trouée et rien ne peut plus s’opposer à l’avance des divisions de Panzer. Partout, les troupes françaises sont épuisées.
À Bordeaux, c’est au tour du maréchal Pétain de jeter sa démission dans la balance. Il le fait après avoir entendu le président du Conseil dire aux ministres réunis, à 11 heures, que la réponse des Anglais à son télégramme de la veille n’est pas encore parvenue, mais qu’il lui semble que le Cabinet britannique se montrera moins conciliant que Churchill ne l’a été jusqu’alors. Le Maréchal, exaspéré, se lève et déclare : « L’inévitable solution n’a été que trop retardée. Je ne veux pas m’associer à ce retard dont la France tout entière paye les conséquences. » Pétain s’apprête à partir. Pour détendre le climat, Reynaud propose une nouvelle réunion à 15 heures, heure à laquelle il espère pouvoir donner connaissance de la réponse de Churchill.
Le télégramme anglais arrive peu après 13h30. Mais il ne satisfait pas le général Spears qui songe à le soustraire provisoirement aux Français dont il devine qu’il brisera le peu d’énergie qui leur reste encore. Il s’agit en effet d’une autorisation « à une enquête du gouvernement français en vue de connaître les conditions d’un armistice pour la France à condition que la flotte française soit dirigée aussitôt sur les ports britanniques en attendant l’ouverture des négociations ». Spears et Reynaud décident de ne pas évoquer ce télégramme au cours du Conseil des ministres qui s’ouvrira tout à l’heure, afin de ne pas renforcer la position de Pétain, comme de tous ceux qui veulent l’armistice. Pour parler de l’autorisation anglaise, Reynaud attendra d’avoir rencontré Churchill à qui il fait proposer, pour le lendemain, un rendez-vous à Concarneau. Paul Reynaud attend également de connaître les propositions nouvelles sur lesquelles le Cabinet britannique est en train de se prononcer, propositions dont de Gaulle, qui se trouve « officiellement » à Londres pour préparer l’envoi des navires anglais capables d’évacuer les troupes françaises vers l’Afrique du Nord, lui a téléphoniquement souligné l’importance.
À 16h30, de Gaulle téléphone à nouveau à Paul Reynaud. Il lui annonce que les ministres anglais viennent d’accepter le principe d’une union intime franco-britannique qui ferait de chaque Français un citoyen britannique, de chaque Anglais un citoyen français. Les deux nations mettraient en commun leurs armées, leurs parlements, leurs ressources, leurs territoires. À la surprise allemande des blindés et des avions, les Alliés, à la veille du désastre, répondraient pas la naissance d’une nation tentaculaire, installée sur tous les continents et dont Hitler ne pourrait jamais venir à bout puisque ses armées, sous commandement unique, seraient partout dans le monde et qu’une défaite ne pourrait être que locale et provisoire. Saisissant une feuille de papier qui traîne sur son bureau, le président du Conseil se met à écrire, en répétant chaque mot, les termes de cet accord :
– À l’heure du péril, où se décide la destinée du monde moderne, les gouvernements de la République française et du Royaume-Uni, dans l’inébranlable résolution de continuer à défendre la liberté contre l’asservissement aux régimes qui réduisent l’homme à vivre d’une vie d’automate et d’esclave, déclarent : « Désormais, la France et la Grande-Bretagne ne sont plus deux nations mais une nation franco-britannique indissoluble… »

« Tandis que je l’écoutais, écrit Spears, je sentais ma stupeur augmenter de seconde en seconde. Sous la dictée du général de Gaulle, qui parlait de Londres, Reynaud était en train de transcrire le texte de la Déclaration d’Union proposée par le gouvernement britannique. Il griffonnait en toute hâte, et son excitation grandissait, au fur et à mesure que se développait le message. Son papier glissait sur le bureau ; je le maintins en place. Chaque fois qu’un feuillet était rempli, je lui en passais un autre. Son crayon se cassa : je lui tendis le mien. Finalement, il s’arrêta et demanda au téléphone :
– Est-il d’accord avec tout ceci. Je répète : Churchill vous a-t-il remis ce texte lui-même ?
– Oui ! C’est une décision du gouvernement britannique, répond de Gaulle. Le Cabinet va poursuivre ses délibérations. Le texte a été approuvé, sous réserve de quelques mots qui sont encore susceptibles de modifications ; mais ce ne sont que des détails. Vous serez probablement appelé à devenir le Président du premier Cabinet de Guerre commun.
Une pause succède à ces paroles, durant laquelle Churchill prend l’écouteur à son tour.
– Allô ! Reynaud ? dit le chef du gouvernement britannique. De Gaulle a raison ! Notre proposition peut avoir d’immenses conséquences. Il faut tenir !
– Entendu, répond Reynaud. D’ailleurs nous devons nous rencontrer demain.
– Parfaitement, conclut Churchill. À demain ! À Concarneau !
» Reynaud posa l’écouteur, poursuit Spears. Il était transfiguré de joie. Il était heureux, en pensant que la France resterait maintenant en guerre. La générosité de l’offre anglaise dépassait toute mesure ; la sincérité du geste était absolument indéniable. »
Lorsque le Conseil se réunit de nouveau, à 17h15, Paul Reynaud fait part à ses collègues « du résultat négatif de la mission, dont la majorité l’a chargé la veille, auprès du gouvernement britannique ». Il se borne à indiquer sommairement « que son consentement a d’abord été donné, sous condition, puis retiré ». Paul Reynaud donne lecture de la Déclaration d’Union franco-britannique. Jean Ybarnégaray – Camille Chautemps selon les sources – proteste aussitôt contre une telle union « qui ferait de la France un dominion » et le Maréchal, persuadé que l’Angleterre va être battue, déclare qu’il ne veut pas « fusionner avec un cadavre ». « Elle était complètement étrangère à l’angoisse de l’heure, raconte Yves Bouthillier… Des hommes pris à la gorge ne s’intéressent jamais qu’à ce qui est pleinement actuel. Enfin les ministres étaient sentimentalement peu portés à accueillir une union indissoluble avec une nation, très noble et très loyale, mais qui, sur les champs de bataille, n’avaient pas pu fournir à la coalition une aide aussi efficace qu’il eût fallu… » « Je me souviens, écrit Paul Baudouin, de la stupeur qui frappa presque tous les ministres, quand le Président Reynaud leur communiqua cette proposition. Aucun de nous ne méconnut l’importance d’une offre aussi lourde d’avenir. Elle éclata, en coup de tonnerre, au-dessus de nos angoisses. Mais elle ne répondait en rien à ce que nous attendions. Elle ne desserrait pas l’étreinte qui étouffait le pays. Le Conseil des ministres ne la discuta pas, car il avait, ce jour-là, à examiner un seul problème qu’il était unanime à vouloir trancher, le soir même : fallait-il, ou non, arrêter le combat ? » Reynaud est le seul à accepter l’offre de Churchill. « Personne ne prend la parole pour me soutenir au Conseil des ministres, écrit Paul Reynaud dans ses Mémoires… C’est la plus cruelle déception de ma carrière… Mon échec est total. » Dès cet instant, Reynaud abandonne son dessein de poursuivre la lutte hors de la métropole. Les discussions reprennent en faveur de l’armistice. Paul Reynaud annonce au président de la République que son cabinet est démissionnaire. À 19h30, la séance est levée, et renvoyée à 22 heures.
Quand le général Spears et Sir Ronald Campbell rencontrent Paul Reynaud, ils trouvent un homme épuisé. « C’était donc la fin, écrit Spears. Reynaud était battu ; il n’avait pas fait le poids. La France nous abandonnait. C’était affreux, comme un coup de poignard donné à un ami qui se pencherait sur vous pour vous exprimer sa sollicitude. Je me sentis comme assommé. Je dus faire un véritable effort pour surmonter la nausée qui montait, comme un acide, de mon estomac à ma gorge. » À Londres, Churchill est rapidement informé de la situation. « Crise ministérielle ouverte… Espérons avoir du nouveau vers minuit… En attendant, voyage prévu pour demain impossible. »
À 21 heures, le président de la République réunit Paul Reynaud, Édouard Herriot et Jules Jeanneney, respectivement président du Conseil, de la Chambre et du Sénat. Puisqu’il est en minorité au Conseil, Reynaud pense donner au chef de l’État la démission du Cabinet. Albert Lebrun demande d’appliquer la proposition de Chautemps, approuvée par la majorité des ministres. Reynaud refuse de se désavouer. Conformément à la Constitution, Lebrun invite les présidents des deux Assemblées à lui désigner un successeur. Tous deux répondent :
– Reynaud
Mais ce dernier persiste à refuser de traiter avec les Allemands. Désemparé, Lebrun questionne:
– Alors qui ?
– C’est votre affaire !
Se tournant vers Reynaud, Lebrun lui demande, pour la dernière fois :
– Je désire que vous gardiez le pouvoir. Êtes-vous disposé à faire la politique de la majorité ?
– Cela m’est impossible, dit-il, pour faire cette politique, adressez-vous au Maréchal Pétain. Vous ne serez pas embarrassé, le Maréchal m’a déclaré ce matin qu’il avait son cabinet dans sa poche.
À 22 heures a lieu le troisième Conseil des ministres de la journée. Paul Reynaud annonce officiellement la démission de son gouvernement. La séance levée, Albert Lebrun prend Pétain à part et lui demande s’il est disposé à former un nouveau gouvernement. Le Maréchal sort aussitôt une liste de son portefeuille et la tend au Président. « Je n’étais pas habitué à une telle rapidité, écrit-il dans ses Mémoires. Je me rappelais, non sans amertume, les constitutions de ministères si pénibles auxquelles j’avais présidé pendant mon séjour à l’Élysée. » La constitution du ministère est d’autant plus rapide que Pétain reprend de nombreux ministres du gouvernement de Paul Reynaud. Camille Chautemps est nommé vice-président du Conseil.
Entre-temps, le général de Gaulle atterrit à Bordeaux, à bord d’un avion anglais que Churchill lui a prêté et qui « reste à la disposition » de l’ancien sous-secrétaire d’État à la Défense nationale. De Gaulle apprend, à l’aérodrome, par deux membres de son Cabinet, le changement de gouvernement. Sa réaction est immédiate : « C’était la capitulation certaine. Ma décision fut prise aussitôt. Je partirais dès le matin. » Il prévient Paul Reynaud de son désir de partir. L’ancien président du Conseil lui fait remettre cent mille francs sur les fonds secrets, budget de la future « France libre ». Le général de Gaulle s’entretient avec le général Spears. Il affirme son désir de retourner en Angleterre le plus tôt possible, afin de continuer le combat. Il a de bonnes raisons de croire que Weygand veut le faire arrêter. Spears lui propose, par mesure de sécurité, de passer la nuit à bord du croiseur anglais Berkeley. Il partira pour Londres le lendemain matin, dans l’avion anglais mis à sa disposition par Churchill. Spears téléphone au Premier britannique pour obtenir son accord. Churchill acquiesce et demande à Spears d’accompagner de Gaulle en Angleterre. In extremis, de Gaulle prend des mesures destinées à permettre à sa femme et à ses trois enfants de gagner l’Angleterre par le dernier bateau anglais quittant Brest.
À 23h30, le président de la République signe le décret de nomination des nouveaux ministres. Ceux-ci, se réunissent aussitôt. Le Conseil ne dure que dix minutes. Ses membres adoptent sans débat et à l’unanimité la procédure préconisée par le vice-président du Conseil, Camille Chautemps. Paul Baudouin, devenu ministre des Affaires étrangères, est chargé de demander les conditions d’armistices aux Allemands, par l’intermédiaire de Madrid, et aux Italiens par l’entremise du Vatican.
À 1 heure du matin, le 17 juin, Paul Baudouin remet à l’ambassadeur d’Espagne, José Félix de Lequerica, une note par laquelle le gouvernement espagnol est prié d’informer le gouvernement allemand par la voie diplomatique que le gouvernement français lui demande de « faire savoir à quelles conditions le Chancelier Hitler serait disposé à arrêter les opérations et à conclure un armistice ». José Félix de Lequerica se retire aussitôt pour transmettre ce message à Ramón Serrano Suner, ministre espagnol des Affaires étrangères, à Madrid. Quelques instants plus tard, Paul Baudouin reçoit l’ambassadeur de la Grande-Bretagne et l’informe de la démarche qu’il vient d’accomplir. Sombre et résigné, Sir Ronald Campbell n’émet aucune objection.

La 7e division de Panzer, qui se trouve dans la région de Laigle, se met en branle dès le lever du jour. Elle a l’ordre de s’emparer au plus vite de Cherbourg, pour empêcher les dernières unités anglaises qui se replient dans le Cotentin d’atteindre ce port et d’y rembarquer. Une course de vitesse s’engage de ce fait entre les blindés allemands et les formations de la Norman Force, commandée par le général Marshall-Cornwall. La 7e division de Panzer parcourt en une seule journée plus de 240 kilomètres, méritant ainsi son surnom de « division fantôme ». Peu après minuit, elle rencontre une forte résistance, et doit s’arrêter pour souffler, à 45 kilomètres de son objectif.
Les forces allemandes se répandent en éventail et se ruent vers les côtes de l’Atlantique. Les colonnes allemandes, qui ont franchi la Loire à La Charité et à Nevers, menacent les arrières des VIe et VIIe armées, dont il ne reste que des débris. L’armée de Paris se trouve dans une situation précaire. Elle n’a pas encore repassé la Loire et ses arrière-gardes sont toujours accrochées au nord-ouest d’Orléans. Pour échapper à l’encerclement, le commandant du groupe d’armées n°3 envisage un repli général vers le sud-ouest en direction du Blanc, avec des arrêts successifs sur le Cher et sur l’Indre. À droite, l’ennemi avance audacieusement vers le sud, par les vallées de la Saône et du Rhône, en vue d’isoler l’armée des Alpes. À l’est, les Panzer de Guderian atteignent Pontarlier, à la frontière suisse. Désormais, l’encerclement du groupe d’armées n°2 est consommé, et tout espoir de percée doit être abandonné.
Sur le front, la lutte est farouche et désespérée, alors qu’à Bordeaux on y a renoncé. À 12h30, Philippe Pétain, installé dans un studio, devant une petite table de bois blanc, parle d’une voix chevrotante et bouleversée. Les Français écoutent avec une émotion intense ces paroles qui déchirent l’âme en même temps qu’elles apaisent :
« Français !
» À l’appel de M. le président de la République, j’assume à partir d’aujourd’hui la direction du gouvernement de la France. Sûr de l’affection de notre admirable armée, qui lutte avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires contre un ennemi supérieur en nombre et en armes ; sûr que, par sa magnifique résistance, elle a rempli son devoir vis-à-vis de nos alliés ; sûr de l’appui des anciens combattants que j’ai eu la fierté de commander ; sûr de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur.
» En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés, qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.
» Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités.
» Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse pour n’écouter que leur Foi dans le destin de la Patrie. »
Plus tôt, dans la matinée, le général de Gaulle, qui a passé la nuit à bord du croiseur britannique Berkeley, retrouve le général Spears dans le hall de l’hôtel Montré. Il est accompagné du lieutenant Geoffroy de Courcel, son officier d’ordonnance. Les trois hommes prennent la direction de l’aérodrome de Mérignac à bord d’une voiture prêtée par l’ambassade d’Angleterre. Pour déjouer tout soupçon, la voiture s’arrête en cours de route devant l’immeuble de la XVIIIe région militaire. De Gaulle descend, pénètre dans son bureau, prend une série de rendez-vous fictifs pour l’après-midi et le lendemain. Après quoi, l’auto se rend à l’aérodrome de Mérignac.
Sur le terrain d’aviation, les bagages sont chargés dans l’avion mis à disposition. Spears monte à bord. Les moteurs sont mis en marche. Les deux hommes se serrent la main, comme pour un dernier adieu, et brusquement, de Gaulle est hissé dans l’appareil qui commence à rouler, et où de Courcel saute à son tour. L’avion décolle et disparaît à l’horizon devant des témoins médusés. « Dans ce petit avion, écrit Churchill, de Gaulle emportait avec lui l’honneur de la France ». « Nous survolâmes La Rochelle et Rochefort, raconte de Gaulle. Dans les ports brûlaient des navires incendiés par les avions allemands. Nous passâmes au-dessus de Paimpont où se trouvait ma mère, très malade. La forêt était toute fumante des dépôts de munitions qui s’y consumaient. »
L’avion se pose à Londres au début de l’après-midi. Le général de Gaulle y prend connaissance du discours du maréchal Pétain demandant l’armistice. Dès lors, les dés sont jetés : à quarante-neuf ans, Charles de Gaulle décide d’ « entrer dans l’aventure, comme un homme que le destin jetait hors de toutes les séries ». « La première chose à faire était de hisser les couleurs, écrit de Gaulle. La radio s’offrait pour cela. Dans l’après-midi du 17 juin, j’exposai mes intentions à M. Winston Churchill. Naufragé de la désolation sur les rivages de l’Angleterre, qu’aurais-je pu faire sans son concours ? Il me le donna tout de suite et mit, pour commencer, la B.B.C. à ma disposition. »
En France, l’allocution prononcée par le Maréchal est interprétée, un peu partout, comme un « cessez-le-feu » immédiat. Dans l’après-midi, le général Georges informe le général Weygand que c’est par régiments entiers que les troupes françaises cessent de combattre, ce dont les Allemands prennent aussitôt avantage. Ces derniers exploitent les paroles de Pétain pour achever de démoraliser les troupes et pour dresser la population contre les quelques soldats qui combattent encore. Des maires, des conseillers municipaux se substituent aux autorités militaires pour réclamer la destruction des barricades et le retrait des troupes françaises se trouvant sur le territoire de leur commune afin d’échapper aux destructions. Le généralissime s’empresse de rectifier cette erreur en enjoignant à tous les commandants d’armée de poursuivre la lutte. Paul Baudouin, dans la presse du soir, fait remplacer la phrase « Il faut cesser le combat » par « Il faut tenter de cesser le combat ». Pour qu’aucune équivoque ne puisse subsister, le ministre des Affaires étrangères prononce, à 21h30, une allocution : « Le gouvernement français a décidé de demander ses conditions à l’Allemagne. Il va sans dire qu’elle n’acceptera aucune condition contraire à son honneur ou à sa dignité. La France ne saurait consentir à des clauses qui signifiraient la fin de toute liberté spirituelle pour son peuple… »
Aux alentours de minuit, Édouard Herriot, maire de Lyon, apprend que les Allemands approchent dangereusement de la ville. Il se précipite chez le Maréchal et insiste pour que Lyon soit déclaré « ville ouverte », afin d’éviter « des destructions et des morts inutiles ». Cette décision est des plus graves, car Lyon occupe une position stratégique de premier plan. Son saillant couvre l’armée des Alpes. Si Lyon est abandonné sans résistance, la Wehrmacht pourra s’engouffrer dans la vallée du Rhône et prendre à revers les troupes alpines. Le général Weygand finit par se ranger aux vues du maire de Lyon. À la suite de cette décision, il est décidé que les villes de plus de 20 000 habitants ne seront plus défendues. Dès cet instant, la poursuite de la guerre devient pratiquement impossible. D’autant plus que chaque maire fait ses comptes et entend appliquer la décision prise, non d’après ses administrés en temps normal, mais d’après le chiffre de ses habitants à la date du 17 juin, réfugiés inclus.
Dans la nuit, Hitler a quitté son Q.G. de Charleville dans un train spécial, accompagné de von Ribbentrop et de quelques officiers d’ordonnance. Au cours de la traversée de la Forêt-Noire, le convoi stoppe soudain. C’est le diplomate Hewel qui a fait arrêter le train. Il arrive de Berlin par avion et apporte avec lui une note écrite du gouvernement espagnol confirmant officiellement la demande d’armistice formulée par le gouvernement français. Hitler et Ribbentrop descendent du train et s’avancent vers Hewel qui tend la note au Führer. Hitler lit et, fou de joie, esquisse quelques pas de danse sur le terre-plein le long duquel s’est arrêté son wagon. « Lorsque je vis cette scène aux actualités, écrira plus tard Otto Abetz, j’en reçus une impression pénible. Les gestes et l’attitude du Führer ne me paraissaient pas convenir à la gravité du moment. Je pensai alors à Frédéric II, tant admiré par Hitler, qui, après la guerre de Sept ans, se fit jouer un choral de Jean-Sébastien Bach dans la solitude d’une église de Berlin, au lieu d’assister au défilé de la victoire. » Hitler et Ribbentrop remontent ensuite dans le train, qui repart pour Munich, où Hitler doit rencontrer Mussolini.
En réalité, Hitler s’attendait à la demande d’armistice depuis quelques jours déjà. Dès le 15 juin, le général Keitel, chef de l’O.K.W., a donné au lieutenant-colonel Böhme, chef du groupe IV de l’Abteilung Landesverteidigung, chargé de l’étude des questions politico-militaires, la mission de rédiger un projet de convention d’armistice « qui doit empêcher toute reprise de la lutte par les Français et faciliter la poursuite de la guerre contre l’Angleterre ». « Le premier projet, que j’achevai le 16 au soir, écrit Böhme, prévoyait donc l’occupation totale de la métropole et le désarmement complet des forces françaises ». Mais le 17, Hitler donne de nouvelles instructions. Il déclare qu’il faut à tout prix séparer la France de l’Angleterre et, dans ce but, lui faire apparaître comme « payante » une telle rupture. Le gouvernement Pétain semblant dans des dispositions favorables, les offres doivent être suffisamment complaisantes, sinon le danger subsisterait de voir le gouvernement français s’échapper en Afrique du Nord, avec sa flotte et une partie de son aviation, pour poursuivre la guerre. Cela renforcerait la situation de l’Angleterre et activerait la guerre en Méditerranée, où l’Italie est isolée.

En pesant l’importance de ces différents points, Hitler précise ainsi ses directives :
« 1. – Le gouvernement français doit subsister comme facteur souverain. C’est seulement ainsi que l’on peut escompter que l’Empire colonial français ne passera pas à l’Angleterre ;
» 2. – L’occupation totale de la métropole est donc contre-indiquée. Le gouvernement français doit conserver un domaine de souveraineté ;
» 3. – L’armée française sera ramenée dans la zone non occupée pour y être démobilisée. Le maintien de certaines unités en zone non occupée est à consentir pour assurer l’ordre. La flotte doit être neutralisée. En aucun cas il ne faut exiger sa livraison, car elle se retirerait outre-mer ou en Angleterre ;
» 4. – Les exigences territoriales appartiennent au règlement de la paix dont il ne peut être question actuellement ;
» 5. – Aucune exigence concernant l’Empire ne sera formulée pour le moment. Cela n’aboutirait qu’à faire passer les colonies du côté de l’Angleterre. Du reste, en cas de refus, nous ne pourrions actuellement pas réaliser ces exigences par la force. »
Le dictateur allemand doit maintenant faire admettre ces conditions par Mussolini.
Le lendemain, à Munich, Mussolini est accueilli chaleureusement. Il rejoint le Palais du Prince Charles, où il s’entretient en tête-à-tête avec Hitler. Ce dernier, d’entrée de jeu, fait prévaloir ses conditions modérées.
– Politiquement, dit-il, il ne serait pas sage d’occuper la France entière, mesure qui favoriserait l’installation d’un gouvernement français à l’extérieur. Il est préférable de permettre la création d’un gouvernement français en France, qui serait le seul responsable. C’est pourquoi l’Allemagne n’occupera pas la France au-delà de la Loire, à l’exception d’une bande côtière le long de l’Atlantique rejoignant l’Espagne, et d’une autre bande à l’est, le long des frontières suisses. En ce qui concerne la flotte, le mieux qui puisse arriver serait que la France la saborde. Le pire serait qu’elle s’unisse aux forces navales anglaises. Il ne serait pas sage de demander aux Français la reddition pure et simple de leur flotte. La France n’y consentirait pas et, contre la très petite probabilité de voir les Français couler leur flotte, nous risquerions la probabilité beaucoup plus grande de les voir envoyer leurs forces maritimes en Angleterre. Il vaut mieux, par conséquent, leur demander de rassembler leur flotte de telle façon qu’elle puisse être ni déplacée, ni dispersée, soit dans des ports français sous notre contrôle, soit dans des ports neutres. De plus, il semble sage de laisser à la France l’espoir de regagner sa flotte lors du traité de paix. »
Les ministres des Affaires étrangères, von Ribbentrop et Ciano, et les représentants des deux armées, le général Keitel et le général Roatta, sont introduits dans la salle de conférences. « On fixe, en principe, les conditions d’armistice avec la France, écrit Ciano. Mussolini se montre beaucoup plus intransigeant qu’Hitler en qui concerne la flotte, tandis que ce dernier désire éviter à tout prix un mouvement de révolte de la marine française en faveur des Anglais. Son désir de conclure la paix au plus vite ressort de tout ce qu’il dit. Hitler est comme le joueur qui a fait sauter la banque : il veut quitter la table et ne pas risquer davantage… Mussolini est visiblement gêné. Il se rend compte qu’il ne tient qu’un rôle de second. Il me raconte son entrevue avec Hitler non sans une pointe d’amertume et d’ironie, et conclut en disant que le peuple allemand porte déjà en lui les germes de la défaite, car un seul choc formidable, venant du dedans, viendra tout détruire. En réalité, le Duce craint que la paix ne soit proche et il voit encore une fois lui échapper ce qui a été le rêve toujours irréalisable de sa vie : la gloire sur les champs de bataille. »
Mussolini et Hitler se mettent ensuite d’accord sur la procédure à utiliser pour la signature de l’armistice. Le Duce fait remarquer que le gouvernement italien n’a reçu aucune demande officielle d’armistice. Or il estime que les deux armistices doivent être simultanés. Aussi Hitler fait-il transmettre la communication suivante à Bordeaux :
« Le gouvernement du Reich est prêt à faire connaître au gouvernement français les conditions de la cessation des hostilités. Il recommande au gouvernement français d’envoyer des plénipotentiaires à cette fin. Le gouvernement du Reich fera connaître la date et le lieu où ces plénipotentiaires pourront être reçus, sitôt que leurs noms lui auront été communiqués.
» Le gouvernement du Reich fait observer que l’accord sur la cessation des hostilités ne peut être discuté que si le gouvernement français entre aussi en intelligence avec le gouvernement italien par l’entreprise du gouvernement espagnol. »
De l’autre côté de l’Océan, le gouvernement américain s’inquiète du sort de la flotte française. À Londres, la réaction provoquée par l’allocution du Maréchal n’en est pas moins vive.
« Du point de vue de l’Angleterre et des États-Unis, écrit Langer, empêcher la reddition de la flotte et de l’Empire devint d’une urgence désespérée, dès qu’il devint clair que le gouvernement français était décidé à abandonner la lutte… Il est à peine possible d’exagérer l’importance de cette question cruciale pour la sécurité de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Rappelons que la flotte française était la seconde en Europe, qu’elle était intacte et prête à tout. Liguée à la marine britannique, elle pouvait jouer un rôle important, en empêchant une invasion de l’Angleterre, à laquelle tout le monde s’attendait. Elle pouvait aussi contribuer à maintenir ouvertes les routes maritimes menant aux États-Unis, neutraliser la flotte italienne en Méditerranée, et protéger les colonies françaises, en Afrique et ailleurs. L’acquisition des forces navales françaises par les Allemands se serait avérée désastreuse pour la cause britannique et, par conséquent, pour les intérêts américains. Aussi les gouvernements britannique et américain firent-ils des efforts frénétiques pour garder le nouveau gouvernement français « en ligne » ».
Pendant ce temps, à Bordeaux, le gouvernement attend avec anxiété les conditions d’armistice. À 11 heures, le Conseil des ministres se réunit à la Préfecture. Peu avant le début de la séance, l’ambassadeur des États-Unis apporte un message du président Roosevelt à l’amiral Darlan. Le gouvernement américain s’inquiète du sort de la flotte française. Si la France livre la flotte à l’adversaire, elle perdra l’amitié et la bienveillance du gouvernement des États-Unis. Le ministre de la Marine se montre fort irrité par la raideur de cette note. Celle-ci est soumise, séance tenante, au Conseil. Le gouvernement considère la flotte comme un atout majeur qu’il doit, en tout état de cause, conserver entre ses mains, soit comme une arme s’il faut poursuivre la guerre, soit comme moyen de pression, si des négociations s’amorcent avec les Puissances de l’Axe. Il n’est pas question de la livrer à l’Allemagne, pas plus que de l’envoyer dans des ports anglais. Au sein de l’opinion publique, la reddition de l’Angleterre n’est plus qu’une question de semaines. Le moment venue, elle se servira de son aviation et de sa flotte comme monnaie d’échange avec l’Allemagne. Si elle détient la flotte française, il ne fait nul doute que l’Angleterre défendra ses intérêts propres, abandonnant la France sur le terrain de la négociation, comme elle s’est retirée du champ de bataille. Sans attendre la fin du Conseil, « la résolution de ne laisser, en aucune circonstance, la flotte tomber aux mains de l’ennemi » est portée à la connaissance de l’Angleterre et des États-Unis.
Le temps passe et les troupes allemandes avancent toujours plus loin. Bordeaux apparaît sans cesse plus menacé. Aussi le débat politique rebondit-il sur la nécessité d’un départ en Afrique du Nord. Bientôt, l’ennemi sera à Bordeaux et les membres du gouvernement risquent d’être fait prisonnier. Ne serait-il pas prudent de partir pendant qu’il est encore temps ? Le Maréchal reste ferme sur sa position : il ne partira pas. Dans l’après-midi, sur une suggestion de Jeanneney, président du Sénat, Pétain accepte une discutable scission du gouvernement. Il est entendu que Lebrun et Chautemps, munis d’une délégation de pouvoirs du Maréchal leur permettant de gouverner depuis Alger ou Rabat, partiront avec la majorité des ministres, les présidents des deux Chambres et les parlementaires qui le désirent.

Dans les heures qui suivent, certains se préparent donc au départ et Pétain s’emploie à les rassurer. « Si certains hésitent à partir, dit-il, parce qu’ils craignent d’être traités de fuyards, je leur donnerai l’ordre de s’en aller ! » « Nous considérons donc, M. Jeanneney et moi, écrit Édouard Herriot, que la question est bien réglée par cet accord formel. On se repliera en Afrique du Nord. Pour éviter de laisser traiter les ministres partants comme des fuyards, le Maréchal leur donnera l’ordre de partir. Désormais, la souveraineté nationale est sauvegardée. » Le paquebot Massilia est désigné pour le transport des parlementaires vers l’Afrique du Nord. De leur côté, les adversaires du départ, Laval, Marquet, Montigny, Spinasse accablent ceux qui veulent quitter Bordeaux, les traitent en lâches et en fuyards. Pierre Laval, à la recherche d’une clé pour accéder au pouvoir, se rend chez le Maréchal pour faire valoir le danger que constitue une scission du gouvernement. « Réaliser cette combinaison, lui dit Laval, serait permettre l’évasion du véritable gouvernement. Celui-ci, une fois parti, vous laissera sans forces, dénué de pouvoirs réels, privé des Sceaux de France, hors d’état, en droit comme en fait, de gouverner une France à l’abandon, en présence d’un ennemi décidé à l’occuper tout entière… Ainsi, l’armistice risquera d’être rejeté, à quelque condition qu’il soit offert. Ce sera la continuation de la guerre dans des conditions atroces pour l’ensemble du pays. »
Pendant ce temps, à Londres, la guerre des ondes a commencé. Peu avant 18 heures, le général de Gaulle, accompagné du lieutenant de Courcel, se rend à la B.B.C. Dans le studio B2, le général s’approche du micro et commence :
– Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat…
Dressant le véritable tableau de la situation mondiale, tableau qui, avec ses perspectives lumineuses, va, au-delà de la Manche et la Méditerranée, ranimer les espoirs éteints et les volontés abattues, De Gaulle continue de lire :
– Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis. Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Le général fait une longue pause, avant d’ajouter :
– Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. Demain, comme aujourd’hui, je parlerai à la Radio de Londres.
L’Appel du 18 juin sombre dans l’indifférence générale. La plupart des Français, pris dans le tourbillon de l’exode, n’ont pas les moyens ni le loisir d’écouter la T.S.F. Henri Frenay a sans doute raison d’écrire que « pas un Français sur mille » n’a entendu le discours de Charles de Gaulle. « Il faut bien dire, écrit Rémy Roure, dès l’abord, l’Appel ne fut guère entendu. Je me souviens de la réflexion d’un soldat, dans un café de Clermont-Ferrand où l’on écoutait la radio de Londres : « Celui-là nous casse les pieds ! » »
La réponse de Bordeaux ne tarde pas. Le général Colson envoie un télégramme à l’ambassade de France à Londres, pour l’informer que le général de Gaulle est remis à la disposition du général Weygand et qu’il doit rentrer sans délai… Dès le lendemain, Alibert, secrétaire d’État, fait passer à la radio et à la presse cette note: « Le général de Gaulle, qui a pris la parole à la radio de Londres, ne fait plus partie du gouvernement. Il a reçu l’ordre de rentrer en France. Ses déclarations doivent être considérées comme non avenues. »
Sur le front, au début de la matinée, Rommel force les défenses françaises et reprend sa progression en direction de Cherbourg. Côté britannique, les opérations d’évacuation se poursuivent. Lorsque le dernier transport de troupes appareille à 16 heures, les Allemands ne sont plus qu’à 5 kilomètres de la rade. « Mon estafette…, écrit Rommel, avait découvert un point d’où l’on pouvait observer le port de guerre, à une distance d’environ deux kilomètres. Aux dernières lueurs du jour, nous aperçûmes les travaux de défense sur les quais et sur les digues, ainsi que le port de guerre, où n’étaient plus mouillés que des éléments de faible tonnage. Le reste de la rade était vide. Les Britanniques étant sans doute déjà partis. »
Plus au sud, le corps blindé Hoth, n’ayant eu aucune peine à faire craquer le dispositif qui barre l’accès de la presqu’île bretonne, pénètre en trombe dans Rennes. Le général Altmayer et son état-major sont faits prisonniers. La Xe armée cesse dès lors d’exister. Sur la boucle de la Loire, l’ennemi, qui dispose d’une nouvelle tête de pont à Briare et marche de La Charité-sur-Loire vers l’ouest, en direction de Bourges, contraint le général Besson à replier son groupe d’armées sur le Cher afin d’échapper à l’enveloppement. Dans la vallée du Rhône, les divisions motorisées allemandes ayant dépassé Mâcon s’avancent rapidement dans la direction de Lyon. À l’est, Belfort tombe sous les coups des Panzer de Guderian.
Le 19 juin, Rommel lance l’assaut final sur Cherbourg. Après avoir épuisé toutes ses munitions, la garnison de la ville dépose les armes dans l’après-midi. En Bretagne, les Panzer du corps blindé Hoth sont aux lisières de Lorient et de Morlaix. Ils progressent rapidement en direction de Brest, où ils pénètrent à 19 heures. Plus au sud, les Allemands s’emparent de Nantes et marchent sur Saint-Nazaire. Entre Tours et Saumur, les Allemands se heurtent à une farouche résistance et ne parviennent pas à prendre pied sur la rive gauche de la Loire. À Saumur, deux jours durant, les 19 et 20 juin, les 2000 élèves aspirants de réserve de l’école d’application de cavalerie du train des équipages se battent avec acharnement et arrêtent les forces allemandes sur les ponts de la ville. Finalement, le 20 juin, alors que les munitions sont épuisées, le flot de Panzer franchit la Loire. À l’intérieur de la boucle de la Loire, les Allemands atteignent le Cher à Vierzon et à Romorantin. Une autre colonne s’empare de Bourges. Plus à l’est, les forces allemandes occupent Vichy, entrent à Roanne et poursuivent leur avance en direction de Saint-Étienne. L’ennemi déborde Lyon et occupe la ville dans la soirée. Presque tout le district industriel du Centre tombe entre ses mains.
Pour se dérober à la menace d’enveloppement qui pèse sur ses armées, le Haut commandement français prescrit de continuer la retraite vers le sud, en s’aidant de la Vienne, de la Charente et de la Dordogne. Pour cela, le général Georges charge :
– Le général Besson, commandant le groupe d’armées n°3, de retarder l’enveloppement par l’ouest du Massif Central sur l’axe général Le Blanc-Angoulême-Bordeaux.
– Le général Huntziger, commandant le groupe d’armées n°4, de barrer les accès du Massif Central aux débouchés ouest de l’Allier. Ce groupe se repliera ensuite sur la direction Saint-Flour-Rodez-Albi.
– Le général Prételat, commandant le groupe d’armées n°2, de défendre le territoire jusqu’à la Suisse.

Alors que la France livre les derniers combats, son gouvernement reçoit dans la matinée une communication dans laquelle le gouvernement allemand se déclare prêt à « faire connaître les conditions de cessation des hostilités » et demande les noms des plénipotentiaires. Le général Huntziger est désigné pour présider la délégation. Il est remplacé à la tête du groupe d’armées n°4 par le général Réquin, commandant la IVe armée. Le contre-amiral Le Luc, sous-chef d’état-major général de la marine, le général Parisot, le général de l’air Bergeret et l’ambassadeur Léon Noël le seconderont dans la direction des négociations d’armistice. La liste des plénipotentiaires est immédiatement remise à José Félix de Lequerica, pour qu’il la fasse parvenir au gouvernement allemand. Paul Baudouin remet également une note à l’intention du gouvernement italien déclarant que le gouvernement français est prêt à envisager avec lui la cessation des hostilités. La France espère que les négociations avec le Reich et l’Italie pourront avoir lieu simultanément.
À 18 heures, le général de Gaulle, comme il l’a annoncé la veille, revient devant les micros de la B.B.C :
« À l’heure où nous sommes, tous les Français comprennent que les formes ordinaires du pouvoir ont disparu. Devant la confusion des âmes françaises, devant la liquéfaction d’un gouvernement tombé sous la servitude ennemie, devant l’impossibilité de faire jouer nos institutions, moi, général de Gaulle, soldat et chef français, j’ai conscience de parler au nom de la France.
» Au nom de la France, je déclare formellement ce qui suit : tout Français qui porte encore des armes a le devoir absolu de continuer la résistance. Déposer les armes, évacuer une position militaire, accepter de soumettre n’importe quel morceau de terre française au contrôle de l’ennemi, ce serait un crime contre la patrie. À l’heure qu’il est, je parle avant tout pour l’Afrique du Nord française, pour l’Afrique du Nord intacte. L’armistice italien n’est qu’un piège grossier. Dans l’Afrique de Clauzel, de Bugeaud, de Lyautey, de Noguès, tout ce qui a de l’honneur a le strict devoir de refuser les conditions de l’ennemi. Il ne serait pas tolérable que la panique de Bordeaux ait pu traverser la mer. Soldats de France, où que vous soyez, debout ! »
Étant donné la rapidité de l’avance allemande, le gouvernement français décide de se rapprocher, par étapes, de la côte méditerranéenne. Le départ pour Alger en serait facilité, dans le cas où les conditions allemandes s’avéreraient inacceptables. Perpignan est choisi comme étape ultime du voyage. Les préparatifs du départ sont aussitôt entrepris. Dans la nuit du 19 au 20, quelques bombes larguées par la Luftwaffe au-dessus de la ville, incitent les parlementaires à précipiter les choses.
Le 20 juin, à 10 heures, se tient un Conseil des ministres pour examiner la question du départ de Bordeaux. Le Président Lebrun fait part au gouvernement de son intention de partir. Mais les ministres ont des avis divergents sur la destination du gouvernement. Certains estiment qu’il suffirait de partir pour Perpignan sans aller jusqu’en Afrique. D’autres pensent au contraire que le départ pour l’Afrique est inévitable. Pour couper court à la discussion, Camille Chautemps propose que le gouvernement s’en aille, comme convenu, à Perpignan. De là, il pourra prendre une décision finale. Cette solution est acceptée. L’heure du départ est fixée à 14h30.
Vers 12h15, l’amirauté annonce qu’elle tient le paquebot Massilia à la disposition des parlementaires à Le Verdon-sur-Mer. Députés et sénateurs partiront sur le Massilia, tandis le gouvernement s’en ira par la route, espérant atteindre Perpignan d’où il lui sera facile de gagner un port et, à la dernière minute, de s’embarquer, pense-t-il, à destination de l’Afrique. Léon Blum et Jules Jeanneney sont déjà en route pour Port-Vendres. Édouard Herriot fait porter ses bagages sur le Massilia. Le Président Lebrun se prépare à quitter Bordeaux pour rejoindre Jeanneney à Port-Vendres.
Tôt dans la matinée, le général Weygand a pris connaissance d’un message radiotélégraphique:
« Le gouvernement allemand donne son accord de principe à l’envoi de la délégation française. »
Quelques heures plus tard, en fin de matinée, le commandant en chef reçoit un second message:
« Le Haut commandement de la Wehrmacht attend la délégation française d’armistice dans le courant de la journée du 20 juin, à partir de 17 heures, heure d’été allemande, sur le pont de la Loire, près de Tours. La suspension du feu sera ordonnée dans un secteur de 10 kilomètres des deux côtés de la route Poitiers-Tours et sur la Loire, entre Tours et Blois. L’heure à laquelle la délégation française doit arriver au pont de la Loire est à communiquer au Haut commandement de la Wehrmacht. »
Le généralissime répond aussitôt que la délégation se met en route par l’itinéraire indiqué et qu’elle arrivera à une heure imprévue, compte tenu des difficultés de circulation, en une dizaine de voitures, munies du drapeau des parlementaires.
Le Maréchal en profite pour convoquer un Conseil de Cabinet au cours duquel il fait savoir que la délégation d’armistice vient de se mettre en route. Elle doit rencontrer les Allemands à Tours, à 19 heures. Il espère en recevoir des nouvelles dans la soirée et demande au gouvernement de surseoir à son départ jusque-là. Hésitant sur la conduite à tenir, le Président Lebrun accepte de différer le départ du gouvernement. Informé de la situation, le président du Sénat fait demi-tour et rentre précipitamment à Bordeaux. Les adversaires du départ ont gagné quelques heures.
La délégation quitte Bordeaux à 14h30, tandis qu’à la radio le Maréchal annonce au peuple français l’ouverture des négociations. « Quand la délégation se mit en route, écrit Léon Noël, personne à Bordeaux – ni au Ministère de la Guerre, ni à l’État-major de l’Armée, ni au Ministère de l’Intérieur – n’avait de renseignements précis sur le point qu’avait atteint l’avance allemande au sud de la Loire. L’opinion générale était que les avant-gardes ennemies devaient se trouver aux environs de Poitiers, soit qu’elles n’eussent pas encore atteint cette ville, soit qu’elles l’eussent déjà dépassée. De fait elles en étaient encore éloignées de 100 kilomètres, et n’avaient pas occupé Tours. »
Les voitures n’avancent que très lentement, sur des routes encombrées de réfugiés et de soldats en déroute. La caravane atteint Tours aux environs de 22 heures. Le secrétaire général de la Préfecture et le commissaire central se présentent à la délégation pour la mener aux avant-postes allemands, situés à l’extérieur de la ville. Le cortège est accueilli de façon courtoise, de l’autre côté de la ligne de front, par le général von Tippelskirch, quartier-maître supérieur de l’armée allemande, qui les conduit à Paris.
« Depuis la Loire, écrit Léon Noël, des centaines et des centaines de véhicules, camions ou autos, jalonnent la route et encombrent les fossés, accentuant toujours l’impression de désastre. À partir de Chartres, le jour se lève. Aux premières heures de cette belle matinée d’été, des réfugiés, presque tous à pied, parfois en charrette ou à bicyclette, remontent vers le nord. Exténués, sales, n’ayant pu échapper à l’invasion, ils tentent de rentrer chez eux. Avec ces tristes épaves d’une nation dispersée par la déroute, les troupes ennemies font un rude contraste. Les hommes, robustes et jeunes, ont l’aspect reposé de soldats bien nourris, quittant leur caserne pour partir en manœuvres. Leur tenue est impeccable ; leur matériel, splendide. Tous circulent sans fatigue, « sur roues ». »
La caravane entre à Paris par la porte d’Orléans. « Dans la capitale, occupée depuis une semaine, les passants sont très rares. Le drapeau à croix gammée flotte sur le Palais Bourbon, le Quai d’Orsay, l’hôtel Crillon, le ministère de la Marine et, là-bas, sur la tour Eiffel. » Il est 7h30 du matin. Les voitures s’arrêtent devant l’hôtel Royal-Monceau, où la délégation française, recrue de fatigue par dix-sept heures de voyage, peut prendre un peu de repos.
Sur la Gironde, 27 parlementaires et leurs familles ont pris place à bord du Massilia sous les injures des marins qui les tiennent responsables de la situation. « Le spectacle de la fuite éperdue de Bordeaux était si répugnant, écrira Paul Reynaud dans ses Mémoires, que je décidai d’y rester jusqu’au bout et de n’en partir que le même jour que le gouvernement. » Parmi les passagers se trouvent : Édouard Daladier, Pierre Mendès France, Jean Zay, Georges Mandel, César Campinchi… avec leur famille. Il y a en tout 506 passagers. Le départ du Massilia est retardé par une série d’incidents. Les marins se refusent à appareiller et manifestent violemment leur hostilité contre certains parlementaires auxquelles ils reprochent d’abandonner la France. Campinchi parvient finalement à calmer l’équipage. Le Massilia appareille le 21 juin, à 13h30, à destination de Casablanca. Sur les quelque deux cents parlementaires présents à Bordeaux, le Massilia n’emmène que vingt-six députés et un sénateur.
Tous les parlementaires n’ont pas pris place à bord du Massilia. Un certain nombre pense que leur devoir est de rester en France aux côtés du Maréchal. Haranguant les députés, dénonçant les coupables, Pierre Laval rameute des troupes. Pressentant que le maintien du gouvernement en Gironde ne tient qu’à un fil, il propose, le 20 juin, qu’une délégation se rende auprès du Maréchal pour lui faire connaître que la grande majorité des parlementaires présents à Bordeaux ont décidé de rester à ses côtés. Le Maréchal reçoit cette délégation avec satisfaction. Laval insiste à nouveau sur les dangers d’une scission du gouvernement. Il obtient de Pétain l’assurance que le gouvernement ne quittera Bordeaux qu’à la dernière extrémité. Dans la soirée, tandis que Lebrun s’impatiente, Alibert rédige une note enjoignant les ministres de demeurer à leur domicile jusqu’au lendemain à 8 heures, dans l’attente d’instructions, et de ne quitter sous aucun prétexte la ville, avant de les avoir reçues.

Le lendemain, 21 juin, le gouvernement est toujours sans nouvelles de la délégation d’armistice. À 11 heures, un groupe important de parlementaires se réunit à l’Athénée municipal. Après une courte délibération, les assistants décident, à l’unanimité moins trois voix, d’envoyer des délégations auprès de Jeanneney et Herriot afin de protester contre « les pressions intolérables qu’ils exercent sur le président de la République, afin de l’inciter à partir pour Alger ». Ils estiment qu’en agissant ainsi les présidents des deux Assemblées outrepassent leurs pouvoirs : puisqu’ils n’ont pas convoqué les Chambres, ils n’ont pas le droit de se faire de leur propre initiative les interprètes d’une volonté qui ne s’est pas exprimée. Mais les présidents des deux Chambres restent fermes sur leur position.
Les parlementaires décident alors d’envoyer, sous la conduite de Laval, une autre délégation au Président Lebrun lui-même, pour l’adjurer de ne pas donner suite au départ. Au début de l’après-midi, la délégation se présente à la Préfecture et demande à parler au président de la République. Albert Lebrun reçoit les parlementaires dans son bureau, où Laval lui crie son indignation de le voir quitter Bordeaux. Le chef de l’État s’abrite derrière une décision du Conseil des ministres, ce que Laval conteste. Ce dernier l’accuse d’être complice de Reynaud et de Churchill. Lebrun invite Laval à se calmer. Laval renchérit : que Lebrun donne sa démission ! Autrement, les Français ne lui pardonneront jamais un abandon. Il l’adjure de ne plus suivre les conseils des hommes qui ont conduit le pays aux abîmes. Devant cette comédie, Lebrun promet qu’il avertira Pétain de ses mouvements personnels.
Pendant ce temps, les combats continuent. L’événement le plus marquant de la journée, au point de vue des opérations militaires, est le déclenchement d’une violente offensive dans les Alpes par l’armée italienne. En dépit de combats acharnés, la progression des Italiens reste très limitée. Dans le même temps, les Allemands descendent la vallée du Rhône. Pressé de part et d’autre, le général Olry, commandant l’armée des Alpes, est contraint de créer un nouveau front pour sauvegarder ses arrières. Afin de ne pas dégarnir l’armée des Alpes, des unités sont constituées en toute hâte avec des réservistes et en réincorporant des soldats qui refluent du nord. On obtient un ensemble hétéroclite composé de marins, d’aviateurs, de spahis et de tirailleurs. Tout le matériel disponible est récupéré. Les unités ainsi formées sont placées sous les ordres du général Cartier. Elles prennent position sur l’Isère, le Rhône et la Durance.
En fin de matinée, à 11h30, Hitler quitte son quartier général pour Compiègne, où seront remises à la France les conditions d’armistice. Il arrive à la clairière de Rethondes à 15h15 accompagné du maréchal Goering, de von Ribbentrop, du général von Brauchitsch, du général Keitel, du grand amiral Reader et de Rudolf Hess. De nombreux correspondants de presses, photographes et cameramen sont sur place. Le journaliste américain William Shirer écrit « J’ai observé son visage. Il était grave, solennel et pourtant chargé de haine. Il s’y mêlait aussi, comme dans son pas élastique, une note de triomphe, du conquérant qui a défié le monde. Il y avait encore autre chose… Une sorte de joie intérieure, dédaigneuse, d’assister à ce renversement du destin, qui était son œuvre. »
Le Führer se dirige vers la petite clairière. Il s’arrête devant un bloc de granit s’élevant à un mètre au-dessus du sol et lit ce qui est écrit en français : « Ici, le 11 novembre 1918, succomba le criminel orgueil de l’Empire allemand, vaincu par les peuples libres qu’il avait essayé d’asservir. » « Il s’éloigna du monument, écrit William Shirer, posté à quelques dizaines de mètres, et réussit à faire de son geste un chef-d’œuvre de mépris. Il regarde encore le monument, dédaigneux, furieux… Son regard fait lentement le tour de la clairière et maintenant, quand ses yeux rencontrent les nôtres, on mesure la profondeur de sa haine. Soudain, comme si son visage n’exprimait pas complètement ses sentiments, il met tout son corps en harmonie avec son humeur. Il fait claquer ses mains sur ses hanches, arque les épaules, écarte les pieds. C’est un geste magnifique de défi, de mépris brûlant pour ce lieu, pour le présent et pour tout ce qu’il a représenté pendant les vingt-deux années durant lesquelles il attestait l’humiliation de l’Empire germanique. »
Quelques minutes plus tard, la délégation française arrive à son tour. Le cortège s’arrête à quelques mètres du wagon de l’armistice, qui a été extrait du musée qui l’abritait. À travers les vitres, les Français aperçoivent Hitler, installé dans le fauteuil où Foch s’était assis vingt ans plus tôt. Les délégués français entrent dans le wagon avec une tragique dignité. Transfigurés par l’événement, les Allemands se lèvent et saluent la délégation. D’un geste, le Führer invite les délégués à s’asseoir. Le général Keitel, seul debout, lit alors un préambule aux conditions d’armistice, immédiatement traduit par l’interprète officiel d’Hitler, Paul-Otto Schmidt. Préambule et déclaration liminaire lus, Hitler et sa suite descendent du wagon. Keitel, rejoint par Jodl et quelques officiers, reste en présence de la délégation française à qui il remet un exemplaire de la convention. Les conditions d’armistice sont lues, article par article. La marge de manœuvre de la délégation française est quasi inexistante. À la remise du texte, Keitel a bien précisé que ses dispositions étaient intangibles et qu’elles ne pouvaient qu’être acceptées ou rejetées telles quelles. En outre, la convention franco-allemande entrera en vigueur aussitôt que le gouvernement français sera parvenu avec le gouvernement italien à un accord parallèle. Si les prétentions de l’Italie se révèlent excessives, il faudra, ou bien les accepter, ou bien poursuivre la guerre. La lecture terminée, les Français gagnent une tente spacieuse, spécialement aménagé pour les délibérations.
Dans la soirée, la délégation française obtient l’autorisation d’entrer en contact avec Bordeaux. À 20h15, la liaison téléphonique est établie. Angoissé, le général Weygand demande au général Huntziger où il est, et quelle est son impression générale.
– Je suis sous une tente, à Rethondes, répond Huntziger, à côté du wagon…
– Mon pauvre ami…
– Les conditions sont dures, mais elles ne renferment rien qui soit contraire à l’honneur.
– Et la flotte ? demande Weygand.
– Les Allemands n’exigent pas qu’elle leur soit livrée.
– Et le reste ?
– Nous avons reçu un document qui comporte vingt-quatre articles. Il forme un tout et ne peut être modifié.
– Sur quel ton vous a été faite la communication allemande ? demande Weygand.
– Très dur, répond simplement Huntziger.
– Et les conditions elles-mêmes ?
– Je vais vous les lire.
– Bien. Je les répéterai au fur et à mesure, pour que Gasser, qui est à côté de moi, puisse les prendre par écrit.
Les conditions sont dictées au téléphone pendant près de quarante minutes.
– Je vous demande de nous envoyer cette nuit un texte des conditions d’armistice. Parisot ne sert à rien en ce moment. Il pourrait venir demain matin en avion, avec le texte et une carte. On ne lie pas le sort d’un pays par un texte dicté au téléphone. Rappelez-leur Rethondes, en 1918. Ils ont eu 72 heures pour signer, un avion et un texte écrit.
– Je vais leur demander, répond Huntziger.
Le général Weygand appelle le Maréchal au téléphone et le prévient que les conditions d’armistice sont arrivées. Le Maréchal avertit le président de la République et demande que le Conseil des ministres soit convoqué pour une heure. Peu après, le général Huntziger fait savoir que les Allemands n’ont pas autorisé le général Parisot à se rendre en avion à Bordeaux. Ils exigent une réponse pour le lendemain matin, à 11 heures, heure allemande. Dans la nuit, Pétain envoie directement à Hitler un message : « L’avance de vos armées risque d’obliger le gouvernement français à prendre les lourdes responsabilités qui lui incombent en présence des troupes allemandes. La défense héroïque de l’armée française m’autorise à vous adresser une demande : celle de pouvoir prendre ma décision dans une partie encore intacte du territoire national. »
Tandis que les plénipotentiaires français sont reconduits en voiture au Royal-Monceau, le Conseil des ministres examine les propositions d’armistice et les amendements qu’il conviendrait d’y apporter. Malgré la dureté des clauses, celles-ci, prises dans leur ensemble, apportent au gouvernement français « une sensation de soulagement ». Sans doute la France, sera-t-elle presque complètement désarmée ; ses forteresses seront démantelées ; toutes les précautions sont prises pour l’empêcher de reprendre les hostilités. Mais les conditions d’armistice font apparaitre un certain nombre d’avantages : la reddition de la flotte n’est pas exigée ; il subsiste un gouvernement français souverain et une administration française indépendante ; le gouvernement disposera de forces armées terrestres et maritimes pour le maintien de l’ordre dans la métropole et la sauvegarde des intérêts français dans l’Empire. Enfin, aucune base militaire n’est réclamée dans les territoires d’outre-mer. Après une analyse minutieuse des clauses de la convention, les ministres sont d’accord pour que le général Huntziger les signe, sous réserve de l’acceptation, par les Allemands, des amendements proposés.
Les pourparlers reprennent aux alentours de 11 heures, le 22 juin. Les négociations traînent. Les délais prescrits par le Haut commandement allemand sont écoulés depuis longtemps. Le général Keitel reçoit la réponse de Hitler à la demande du Maréchal Pétain :
– Sous condition que la convention d’armistice soit signée dans la journée même, déclare le commandant en chef de la Wehrmacht, il est du désir du Führer de tenir Bordeaux à l’écart des opérations militaires, tant que durera la négociation avec l’Italie.
À 16 heures, la séance est suspendue, afin de permettre au général Huntziger de prendre une dernière fois contact avec le gouvernement français et lui demander l’autorisation de signer. La délégation française fait connaître par téléphone à Bordeaux le résultat de la négociation sur les amendements.
À Bordeaux, les ministres, réunis en Conseil d’une façon permanente depuis le matin, délibèrent sur les informations que vient de communiquer le général Huntziger. Les Allemands s’impatientent. À 18 heures, le général Keitel fait remettre au général Huntziger un ultimatum :
« Monsieur le général.
» Après avoir attendu environ cinq heures, une décision définitive quant au point de savoir si la convention d’armistice dont vous avez été saisi doit être, ou non, considérée comme conclue du fait de votre signature, je fixe comme dernier et extrême délai l’heure de 19h30 (heure allemande) pour une réponse définitive.
» À l’expiration de ce délai, je considérerai que les négociations ont échoué. À l’heure dite, je quitterai le lieu des négociations et j’ordonnerai que la délégation française soit reconduite au front. »
Finalement, à 18h36, le général Huntziger reçoit l’ordre suivant :
« N 43/DN. Ordre est donné à la délégation française de signer la convention d’armistice avec l’Allemagne. Rendre compte de l’exécution. La délégation se rendra à Rome où les pouvoirs ont été envoyés par câble. »
Muni des pleins pouvoirs, le général Huntziger va à la rencontre de Keitel, dans le wagon, pour procéder à la signature.
– D’ordre de mon gouvernement, dit le général Huntziger, je déclare que le gouvernement français a décidé de signer la convention d’armistice que nous venons d’élaborer.
Avant de signer, très ému, il adresse au général allemand la déclaration suivante :
« Contrainte par le sort des armes de cesser la lutte dans laquelle elle était engagée aux côtés de ses Alliés, la France se voit imposer de très dures exigences, dans des conditions qui en soulignent la rigueur.
» Elle est en droit d’attendre que, dans les négociations prochaines, l’Allemagne s’inspirera d’un esprit de nature à permettre à deux grands peuples voisins de vivre et de travailler pacifiquement. »
– Mon général, vous êtes un soldat et vous savez quelle dure épreuve est, pour un soldat, ce que je viens de faire. Il faut que dans l’avenir nous puissions, nous militaires français, n’avoir pas à nous repentir d’avoir fait le geste que je vais accomplir.
– Il est honorable pour un vainqueur d’honorer un vaincu, répond Keitel. Je tiens à rendre hommage au courage du soldat français. Je demande une minute de silence, pour honorer la mémoire de ceux qui, de part et d’autre, ont versé leur sang pour leur Patrie.
Après une minute de silence, le général Keitel signe la convention d’armistice. Le général Huntziger signe à son tour. Il est 18h50. L’armistice est conclu.
À 19h05, la délégation française remonte en voiture et regagne Paris, d’où elle partira le lendemain pour Rome. Aussitôt après le départ de la délégation, on procède dans la clairière à des travaux de démantèlement. Le wagon de l’armistice est emmené à Berlin. Le monument célébrant la victoire française est démonté pierre par pierre que l’on expédie dans la capitale du Reich. Le piédestal du wagon, les rails et les pierres marquant son emplacement sont détruits. Seul le monument du Maréchal Foch est conservé intact.
Winston Churchill prononce, à 11 heures, au micro de Radio-Londres, un discours très violent à l’égard du gouvernement français. « Le gouvernement de Sa Majesté, déclare le Premier britannique, a appris avec douleur et stupéfaction que le gouvernement français avait accepté les conditions fixées par les Allemands. Il ne peut pas croire que ces conditions ou d’autres similaires aient été acceptées par n’importe quel gouvernement français en possession de sa liberté, de son indépendance et de l’autorité constitutionnelle… » Après avoir évoqué les funestes conséquences d’une telle capitulation, il lance un appel à la poursuite de la lutte : « Le gouvernement de Sa Majesté… fait appel à tous les Français, partout où ils se trouvent, pour aider de tout leur pouvoir les forces de libération, qui sont énormes et auxquelles une bonne direction, menée avec résolution, assurera la victoire. » Il est suivi, quelques heures plus tard, par le général de Gaulle qui prononce, au micro de la B.B.C., son troisième Appel aux Français : « L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie commandent à tous les Français libres de continuer le combat là où ils seront et comme ils pourront. »
Le 23 juin, l’armistice n’est pas signé avec l’Italie ; la guerre, par conséquent, continue. Les colonnes allemandes descendent le long de la côte Atlantique. Elles traversent successivement La Rochelle, Rochefort, Royan et poussent en direction de Bordeaux. Conformément aux consignes d’Hitler, une zone réservée a été tracée autour de Bordeaux, en vue de sauvegarder l’indépendance du gouvernement français. Dans les Vosges, les dernières unités françaises se sont rendues la veille. Toutes les troupes de l’Est, soit près de 500 000 hommes, sont faites prisonnières après avoir lutté jusqu’à la dernière extrémité. La Xe armée, qui s’est repliée de la Somme à la Bretagne, est capturée presque tout entière. Il ne reste qu’« une misérable fraction de l’armée française, sans matériel, sans une seule division cohérente, qui court vers le sud, mêlée aux civils ». Sur les Alpes, tandis que les forces allemandes bordent l’Isère, les Italiens renouvellent leurs attaques. Comme la veille, ils sont tenus en échec. En fin de journée, ils parviennent à enlever Menton, mais sans pouvoir en déboucher.

Le même jour, à Londres, naît officiellement le germe de la résurrection française avec la création du Comité National Français, sous la direction du général de Gaulle. Ce dernier est parvenu à convaincre le général Spears qu’il fallait dresser, en face du gouvernement du Maréchal, un pouvoir antagoniste. Churchill a donné son accord dans l’espoir que d’autres personnalités politiques françaises viendront s’y joindre par la suite. Au cours de l’après-midi, le général de Gaule annonce à la radio la création de ce nouvel organisme. Il fait savoir, en même temps, « qu’il prend sous son autorité tous les Français se trouvant en Angleterre ou qui viendraient à s’y trouver ». « Parmi les Français comme dans les autres nations, écrira-t-il plus tard, l’immense concours de la peur, de l’intérêt, du désespoir, provoquait autour de la France un universel abandon… Nul homme au monde, qui fût qualifié, n’agissait comme s’il croyait encore à son indépendance, à sa fierté, à sa grandeur… Devant le vide effrayant du renoncement général, ma mission m’apparut, d’un seul coup, claire et terrible. En ce moment, le pire de son Histoire, c’est à moi d’assumer la France. »
Afin d’accroitre sa légitimité politique et de briser les oppositions, le Maréchal Pétain décide de faire entrer Pierre Laval et Adrien Marquet dans son gouvernement. Dans un premier temps, le Président Lebrun s’y refuse, « ne voulant pas, dit-il, indisposer le gouvernement anglais ». Le Maréchal fait remarquer « qu’au point où en sont les choses, l’entrée de Laval au gouvernement n’offre plus guère d’inconvénients, et que tous ces ménagements ne serviront à rien. Le gouvernement, par contre, en tirera un renforcement de son autorité, Laval étant très écouté des milieux parlementaires. » Le président de la République finit par s’incliner et signe un décret nommant Pierre Laval et Adrien Marquet ministres d’État.
Dans la journée, la délégation française arrive en Italie à bord d’avions allemands. Les plénipotentiaires sont reçus à 19h30 à la villa Incisa, sur la via Cassia, où doivent avoir lieu les négociations. Après quelques instants passés dans un salon, la délégation est introduite dans la salle à manger où se trouvent déjà les délégués italiens. Mussolini s’est abstenu de venir en personne; il s’est fait représenter par son gendre, le comte Ciano, ministre des Affaires étrangères. À sa droite ont pris place le maréchal Badoglio et le général Pricolo ; à sa gauche, l’amiral Cavagneri et le général Roatta. Les Italiens saluent les Français à la romaine. Ceux-ci répondent en inclinant la tête et prennent place face aux Italiens. Ciano se lève et annonce que Badoglio est chargé de communiquer à la délégation française les conditions d’armistice. Le maréchal Badoglio se lève à son tour et remet à chacun des plénipotentiaires français un exemplaire du texte italien, dont il fait lire la traduction française par le général Roatta. Les délégués français ressentent un immense soulagement en entendant ces conditions. L’Italie ne réclame en effet, comme zone d’occupation, que le territoire occupé par ses troupes, au moment de la signature de l’accord. La séance est levée et renvoyée au lendemain. La séance n’a duré que vingt-cinq minutes. La délégation française rejoint ensuite la villa Manzoni pour se livrer à un examen approfondi des conditions italiennes.
Le 24 juin, à 8 heures, le Conseil des ministres se réunit pour examiner les conditions d’armistice italiennes qui ont été téléphonées de Rome, durant la nuit, par le général Huntziger. Ses clauses sont calquées sur celles de l’armistice allemand. Il semble qu’un certain nombre de ministres aient espéré jusqu’au dernier moment que les Italiens émettraient des prétentions telles, qu’elles rendraient impossible la mise en vigueur des deux armistices. « Une sorte de stupeur, note Paul Baudouin, frappe certains membres du Conseil qui, hier encore, affirmaient que l’Italie exigerait l’occupation de toute la rive gauche du Rhône et du littoral méditerranéen », coupant ainsi la métropole de l’Empire et privant la zone non occupée de tout accès à la mer. Les Italiens n’élèvent aucune revendication sur la flotte, ni sur l’Empire.
À 15h40, les plénipotentiaires retournent à la villa Incisa, où une nouvelle séance de négociations s’ouvre sous la présidence du maréchal Badoglio. Le comte Ciano n’assiste pas à cette deuxième séance. À 17h30, le général Huntziger fait connaître à Bordeaux que les suggestions du gouvernement français et celles de la délégation ont été acceptées par les Italiens, à quelques réserves de forme près. À 19h10, les plénipotentiaires reçoivent ordre de signer la convention d’armistice avec l’Italie.
Les deux délégations se retrouvent une dernière fois, face à face, dans la salle à manger de la villa Incisa. Le général Huntziger commence par remercier le maréchal Badoglio de la manière dont il a présidé les débats, et l’assure de la haute considération qu’ont pour lui tous les militaires français. Puis, il lit la déclaration suivante :
– Dans les circonstances présentes, infiniment douloureuses, la délégation française trouve un réconfort dans le ferme espoir que la paix qui interviendra bientôt permettra à la France de réaliser son œuvre de reconstruction et de renouvellement, et qu’elle fournira une base solide à l’établissement de relations durables entre nos deux pays, dans l’intérêt de l’Europe et de la civilisation.
Le maréchal Badoglio répond en ces termes :
– Les vœux que vous avez formulés sont les miens. Je ne pourrais vous adresser d’autres paroles. Je souhaite que la France se relève. C’est une grande nation ; elle a une grande Histoire et je suis sûr qu’elle saura assurer son avenir. De soldat à soldat, je puis vous affirmer que je le souhaite de tout cœur.
La convention est signée à 19h15, par les chefs des deux délégations.
À 18 heures, le général de Gaulle prononce, à la B.B.C., son quatrième Appel aux Français. Les premiers résultats sont décevants. « Huit jours après mon appel du 18 juin, le nombre des volontaires campés dans la salle de l’Olympia, que les Anglais avaient prêté, ne montait qu’à quelques centaines. » L’annonce de la constitution du Comité National français a été accueillie, à Londres, avec beaucoup de réserve. « Beaucoup de Français à Londres, écrit Kammerer, interprètent la constitution du Comité comme une simple entreprise personnelle contre le régime de Bordeaux. Si bien que des hésitations du Cabinet britannique amènent Lord Halifax à empêcher le renouvellement à la radio de l’appel du « Comité National Français ». » Le gouvernement anglais espère encore voir se cristalliser un gouvernement français « dissident » autour des personnalités de premier plan, comme Mandel ou Reynaud. Espoir rapidement déçu…
Le Massilia est arrivé à Casablanca après une traversée mouvementée. Le 23 juin, en apprenant la signature de l’armistice franco-allemand, César Campinchi s’est efforcé d’obtenir du commandant qu’il déroute son bateau vers Londres. Le commandant s’y est refusé. Les parlementaires arrivent au Maroc avec la ferme intention de créer un gouvernement dissident. Les passagers (à l’exception des militaires) sont immédiatement consignés à bord. Ils seront traités quelques jours plus tard d’une manière indigne par la presse et par les autorités qui les empêcheront, sur instructions gouvernementales, de revenir participer aux délibérations qui ont lieu à Vichy. Ainsi échoue la tentative de création d’un gouvernement franco-britannique en Afrique du Nord.
Le 25 juin, à 0h35, les hostilités cessent sur tous les fronts. Les armistices franco-allemand et franco-italien entrent en vigueur. La campagne de France est terminée. Rarement la défaite aura été aussi brutale. En six semaines de guerre effective, l’armée française dénombre officiellement 200 000 blessés et 90 000 morts. Un chiffre qui est porté à 120 000 avec le décompte des blessés décédés par la suite. Le ratio est double de celui de la Grande Guerre, puisqu’il y a eu autant de morts dans l’armée française que lors d’une même période au cours des six premiers mois de la Première Guerre mondiale, pourtant si meurtriers. De leur côté, les Allemands comptent 45 000 morts ou disparus, les Belges 7500, les Néerlandais 2900, les Anglais 6800. 1 800 000 prisonniers de guerre français prennent le chemin de la captivité.
Le peuple allemand est en liesse. À 8 heures, Hitler prononce une allocution à la radio allemande:
« Peuple Allemand !
» Nos soldats, après une vaillante lutte de six semaines, ont conduit à son terme la guerre en Occident contre un ennemi courageux. Leurs actions héroïques resteront dans l’Histoire comme la victoire la plus glorieuse de tous les temps. Nous remercions le Seigneur pour sa bienveillance.
» J’ordonne le pavoisement de tout le Reich pour dix jours, et la volée des cloches pour sept jours. »
En France, le 25 juin est déclaré jour de deuil national, avec messe de requiem à la cathédrale de Bordeaux et cérémonie au monument aux morts. La France se recueille dans le malheur. Les trois cinquièmes du territoire sont occupés, à l’ouest et au nord d’une « ligne verte » partant à l’est d’Hendaye, longeant la nationale 10 et la ligne de chemin de fer jusqu’au sud de Tours, où elle se dirige vers la Suisse par Moulins, Chalon-sur-Saône. La France garde son Empire et une souveraineté théorique sur l’ensemble du pays, l’Allemagne exerçant en territoire occupé les « droits de la puissance occupante ». Le pays est désarmé, à l’exception des troupes nécessaires au maintien de l’ordre. La flotte, démobilisée et désarmée, sera rassemblée dans des ports à déterminer. Le contrôle du désarmement des forces armées et de la flotte sera exercé par des commissions allemandes ou italiennes.
Le général Weygand adresse à l’armée son ultime ordre du jour :
« Officiers, sous-officiers et soldats des armées françaises !
» Après une suite ininterrompue de batailles acharnées, l’ordre vous est donné de cesser la lutte.
» Si le sort des armes nous a été contraire, au moins avez-vous tous répondu magnifiquement aux appels que j’ai adressés à votre patriotisme, à votre bravoure, à votre ténacité.
» Nos adversaires ont tenu à rendre hommage à vos vertus guerrières, dignes de nos gloires et de nos traditions.
» L’honneur est sauf.
» Soyez fiers de vous. Puisez dans la satisfaction du devoir accompli une confiance indéfectible dans les destinées de la France, qui au cours des siècles passés a surmonté d’autres revers.
» Demeurez unis et confiants dans vos chefs. Continuez à vous soumettre à une stricte discipline. À ces conditions, ni vos souffrances, ni le sacrifice de nos camarades tombés au champ d’honneur, n’auront été vains.
» Où que vous soyez, votre mission n’est pas terminée. Émanation la plus pure de la patrie, vous demeurerez son armature. Son relèvement moral et matériel sera votre œuvre de demain.
» Haut les cœurs, mes amis !
» Vive la France ! »
C’est à cette France blessée, meurtrie au plus profond de son âme, que le Maréchal s’adresse dans un discours radiodiffusé qu’il prononce dans la soirée. Bénéficiant du soutien d’une opinion publique et parlementaire quasi unanime, il invite les Français à procéder, sous sa direction, à un « redressement intellectuel et moral ». La Révolution nationale est en route… Écouté par plusieurs millions de Français, ce discours soulève une émotion profonde. « Les paroles du Maréchal Pétain au soir du 25 juin, écrit François Mauriac, rendaient un son presque intemporel ; ce n’était pas un homme qui nous parlait, mais du plus profond de notre Histoire, nous entendions monter l’appel de la grande nation humiliée. Ce vieillard était délégué vers nous par les morts de Verdun et par la foule innombrable de ceux qui, depuis des siècles, se transmettent le même flambeau que viennent de laisser tomber nos mains débiles. Une voix brisée par la douleur et par les années nous apportait le reproche des héros dont le sacrifice, à cause de notre défaite, a été rendu inutile. La voix de Pétain… Et puis, ce silence de mort sur la France vaincue… »
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