La bataille de la Somme et de L’Aisne

France, 5 juin 1940 – 11 juin 1940
Au début du mois de juin, l’armée française est très affaiblie par les pertes qu’elle vient d’enregistrer. Elle a perdu 24 divisions d’infanterie, dont 13 d’active, comprenant 6 divisions motorisées sur 7 ; 3 divisions légères mécaniques sur 3 ; 2 divisions légères de cavalerie sur 5 ; 1 division cuirassée sur les trois qui existaient le 10 mai. Les deux autres ont subi de très lourdes pertes. Une quatrième division cuirassée, la 4e DCR, a été constituée après le 10 mai et a brillamment combattu. Les divisions britanniques ont été rembarquées à Dunkerque, sauf la 51e division d’infanterie et la 1re division blindée qui, séparées du gros du B.E.F., restent en France.
Au Comité de guerre du 25 mai, le général Weygand dresse le bilan des forces disponibles :
Sur les 360 kilomètres de front entre la mer et la ligne Maginot, l’armée française ne dispose que de 43 divisions d’infanterie, d’active ou de série A, dont plusieurs sont sérieusement affaiblies, de 3 divisions cuirassées, n’ayant plus chacune qu’une quarantaine de chars au lieu de 200, et de 3 divisions légères de cavalerie ne totalisant ensemble que 36 engins blindés au lieu de 112. De la Moselle au Jura, pour étayer la ligne Maginot, il ne reste que 17 divisions de campagne, dont une seule d’active, en plus des troupes de forteresse immobilisées dans les ouvrages. À l’arrière, 7 divisions légères d’infanterie sont en cours de constitution avec du personnel récupéré des armées de la Meuse et de la Belgique. Elles doivent être prêtes le 15 juin. À cette date, le total des forces disponibles sera d’une soixantaine de divisions, en face de 130 divisions allemandes, dont 10 blindées.

Comment tenir devant un ennemi deux fois plus nombreux ? Au Comité de guerre, Weygand propose d’établir une ligne plus courte. Trois possibilités s’offrent à lui :
– Une ligne qui va de la mer à la Loire, en couvrant Paris. Il faudra abandonner la ligne Maginot et les combattants qui l’occupent.
– Une ligne plus courte englobant la ligne Maginot. Paris devra être abandonné.
– Défendre une ligne transversale constituée par la Basse-Seine, la position de Paris, l’Oise, la Nonette, la Marne, l’Argonne, Verdun, Metz et la ligne Maginot. Après une bataille sur le front Somme-Aisne, l’armée devra se regrouper derrière cette position, qui a l’avantage de couvrir Paris.
Mais l’armée française n’a pas les réserves voulues pour opérer en bon ordre, sous la pression de l’ennemi, une retraite de la ligne Somme-Aisne, vers la ligne Basse-Seine-Marne. Il n’y a pas de retraite méthodique possible, avec une pareille infériorité numérique. Ces trois possibilités sont donc à écarter. Il ne reste plus qu’une seule solution : tenir la position actuelle Somme-Aisne, et s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité. Weygand ne se fait guère d’illusions sur l’issue de la bataille. S’adressant au Comité de guerre, il ne dissimule pas que le front puisse être crevé et que, dans ce cas, les fragments constitueront des môles. Chacune des parties de l’armée devra se battre jusqu’à l’épuisement pour sauver l’honneur du pays.
Dans ses Mémoires, le général Weygand précise : « C’était la détermination que j’avais en tête depuis le premier jour : la défense à outrance sur la ligne Somme-Aisne. » Le généralissime traduit cette détermination par un « ordre général » :
« La bataille d’où dépend le sort du pays sera livrée, sans esprit de recul, sur la position que nous occupons actuellement. Tous les chefs, du commandant d’armée au chef de section, doivent être animés du désir farouche de se battre sur place jusqu’à la mort. Si les chefs donnent l’exemple, les troupes tiendront, et ils seront en droit, s’il le faut, de forcer leur obédience. »

Chacun sent qu’une des heures les plus graves de l’Histoire de France va sonner. Officiers et soldats s’apprêtent à tenter d’enrayer la ruée des forces ennemies qui menacent de déferler sur la région parisienne et sur les provinces de l’est. Le seul espoir de salut réside dans une bataille défensive livrée entre l’embouchure de la Somme et l’extrémité nord de la ligne Maginot. Alors que se terminent à Dunkerque les opérations d’embarquement, les grandes unités destinées à être engagées dans cette opération de la dernière chance sont dirigées à la hâte vers le nord pour prendre position sur la ligne « Weygand », qui, partant de Montmédy et passant au nord de l’Argonne, suit l’Aisne, l’Ailette, le canal Crozat, puis la Somme jusqu’à la mer. Dans ce dernier secteur, le déploiement des troupes se trouve toutefois discontinu, l’ennemi ayant établi de solides têtes de pont à Péronne, Amiens et Abbeville. C’est sur cette position que le général Weygand a décidé de jouer l’ultime partie dont dépend le sort de la France.
L’armée française adopte le dispositif suivant :
– À gauche, le groupe d’armées n°3, commandé par le général Besson, a mission d’interdire les directions de la Basse-Seine et de Paris, avec la Xe armée (général Altmayer) sur la Basse-Somme, la VIIe armée (général Frère) sur la Somme, à Amiens et à Péronne, et la VIe armée (général Touchon) sur l’Ailette et l’Aisne jusqu’à Neufchâtel.
– Au centre, le groupe d’armées n°4 du général Huntziger doit, avec la IVe armée (général Réquin), barrer, sur l’Aisne, la direction de Langres, tandis que la IIe armée (général Freydenberg) tient ses positions au sud de Sedan.
– À droite, le groupe d’armées n°2, sous les ordres du général Prételat, est responsable de la défense de la ligne Maginot et du Rhin avec ses trois armées : la IIIe (général Condé), la Ve (général Bourret) et la VIIIe (général Laure).
Fort des enseignements tirés des combats du 10 au 15 mai sur la Meuse et pour pallier l’insuffisance des effectifs, le haut commandement français est conduit à mettre en place de nouveaux procédés défensifs. La « défense en hérisson » est adoptée. La ligne continue cède la place à un ensemble de points d’appui fermés, défendus de tous côtés contre les blindés ennemis. Les troupes françaises se déploient en profondeur. Les villages, les fermes, les bosquets constituent autant de centres de résistance, protégés sur tout leur pourtour par des fossés, talus, barricades, mines et par des armes antichars. À chacun de ces points de résistance est affectée une garnison munie de vivres et de munitions en quantité suffisante pour lui permettre de subsister et combattre pendant plusieurs jours, même en cas d’encerclement complet.
En face, à la même date, l’Allemagne a pu reconstituer ses dix divisions de Panzer à leur effectif complet en engins blindés. Une bonne partie de ses divisions d’infanterie est intacte. La Wehrmacht s’apprête à s’élancer du Luxembourg à la mer du Nord avec plus de cent divisions. Dès le 29 mai, Hitler a décidé de retirer les troupes blindées et motorisées des forces d’investissement de Dunkerque afin d’agir rapidement vers le sud et ainsi d’anéantir l’armée française. La machine de guerre allemande pivote sur elle-même et se prépare pour la deuxième phase de la campagne : la bataille de France.
« Au terme des opérations dans le Nord, écrit le général Kesselring, une période de regroupement eut lieu, face au sud… Quiconque a pu observer du haut des airs, comme je l’ai fait moi-même, les blindés de von Kleist et de Guderian virant de bord, après la manoeuvre en direction de la Manche, pour rouler en direction de la Somme et de l’Aisne ne pouvait réprimer un sentiment d’orgueil devant la souplesse et le talent du commandement allemand, ainsi que devant l’entraînement des troupes. »
Les Panzer sont retirés des Flandres, et von Bock (groupe d’armées B), laissant à la XVIIIe armée le soin de liquider la poche de Dunkerque, porte sur la Somme ses trois autres armées (IVe, VIe et IXe) pour prolonger le front du groupe d’armées A de von Rundstedt (IIe, XIIe et XVIe armée) déjà installé sur l’Aisne et l’Ailette. Les dix divisions de Panzer sont réorganisées en cinq corps blindés, dont trois confiés à von Bock et deux à von Rundstedt. Le groupe d’armées B est chargé de faire porter son effort sur la Basse-Seine et sur Paris. Le groupe blindé Hoth (15e corps) prend position sur la Basse-Somme, entre la mer et Amiens, pour agir en direction de la Basse-Seine. Les deux autres corps blindés de von Bock se mettent en place sur la Somme moyenne pour déboucher ultérieurement, des têtes de pont d’Amiens et de Péronne, en direction de Paris. Au groupe d’armées A incombe l’opération principale, c’est-à-dire une offensive enveloppante vers Langres et le Jura, par les vallées de la Seine, de la Marne et de la Meuse. Le groupe blindé Guderian (39e et 41e corps) franchira l’Aisne et poussera vers le sud-est, par Châlons et Langres, en direction de la frontière suisse, pour prendre à revers la ligne Maginot et les armées françaises de l’Est.
Le général Weygand est pleinement conscient de la menace que représentent les trois têtes de pont conquises par les Allemands au sud de la Somme. Le général Georges est convaincu qu’il faut les résorber, en commençant par la plus dangereuse : celle d’Abbeville. Aussi prescrit-il au général Altmayer d’en déloger les Allemands, avec des éléments de la Xe armée, notamment la 51e division britannique, sous les ordres du général Fortune, et la 2e D.C.R., commandée par le colonel Perré. Une opération similaire a déjà été tentée par la 4e D.C.R. En vain.
La 2e D.C.R. est particulièrement éprouvée par les marches et les contremarches qui lui ont été imposées. Elle ne peut mettre en ligne que 133 chars. Mais le général Altmayer, commandant la Xe armée, et le général Delestraint, inspecteur général des chars, estiment qu’il n’y a pas une minute à perdre et que l’opération doit être exécutée dans les plus brefs délais. Ils décident en conséquence que l’attaque se déclenchera à l’aube du 4 juin, et qu’elle engagera la 51e division d’infanterie britannique, la 31e division d’infanterie française, la 2e D.C.R. et la 2e D.L.C. L’opération, dirigée par le général Fortune, se déroulera en deux temps : d’abord la conquête d’un objectif intermédiaire jalonné par les lisières nord de Mesnil-Trois-Fœtus et la route qui mène de ce hameau à Caubert ; ensuite la conquête de la crête militaire nord du Camp de César, qui commande la région.
La montée en ligne s’effectue de nuit et dans des conditions difficiles en raison de l’encombrement des routes. À 3h30 du matin, l’attaque est déclenchée après une brève, mais violente, préparation d’artillerie. Toute la région est noyée dans une brume épaisse. L’artillerie, dont le brouillard aveugle les observatoires, ne peut soutenir efficacement l’infanterie qui avance. Mesnil-Trois-Fœtus, les bois de Villers, Yonval et la ferme Vaux sont enlevés tour à tour. L’objectif intermédiaire est rapidement atteint.
Mais la résistance des Allemands ne tardent pas à se raidir. L’avance est stoppée. Les chars vont bientôt être à court de carburant. Sur les 73 chars qui ont pris part au combat, l’ennemi en a détruit 27 ; 6 autres, restés en panne sur le terrain, ont été rendus inutilisables par leurs équipages. À ces chiffres, il faut ajouter 28 engins qui ne sont plus en état de combattre. Le reste des chars disponibles est à bout de souffle. Dans ces conditions, le colonel Perré estime qu’une attaque directe sur l’éperon Mont Caubert-Camp de César, qui est truffé de canons antichars et de champs de mines, est irréalisable. Le général Fortune considère lui aussi que l’attaque doit être remontée avec des moyens plus puissants. Dans la soirée, les coups de main ennemis s’intensifient, et les troupes franco-britanniques sont progressivement ramenées sur leur base de départ.
Le 5 juin, à 4 heures du matin, une avalanche de fer et de feu se déchaine brusquement sur tout le front compris entre la mer et le confluent de l’Ailette et de l’Aisne. « Dès l’aube, écrit le colonel de Bardies, les avions commencent leur carrousel de mort. Les bombes éclatent sur les nids de résistance. De temps en temps, rarement, un avion s’abat. Toujours la même méthode : ce bombardement aérien qui déprime si fortement les hommes, surtout quand le ciel est vide d’avions français. »
La bataille qui va décider du sort de la France a commencé. Dans un discours radiodiffusé, Hitler s’adresse au peuple allemand et termine sa proclamation par ces mots : « J’ordonne que l’on sonne les cloches pendant trois jours dans toute l’Allemagne. Que leur carillon se mêle aux prières avec lesquelles le peuple allemand accompagne ses fils, car dès ce matin, les divisions allemandes et nos escadres d’avions ont commencé la deuxième phase de la lutte qu’ils livrent pour la liberté et l’avenir de notre peuple. » De son côté, le haut commandement de la Wehrmacht diffuse le communiqué suivant : « La deuxième grande offensive se déclenche aujourd’hui. Elle se fera avec des moyens nouveaux et très puissants, notamment avec de nombreuses unités de chars et d’avions qui n’ont pas encore été engagées dans la bataille. »
Le général Weygand lance un appel émouvant afin de galvaniser le moral de ses hommes :
« Officiers, sous-officiers et soldats de l’armée française !
» La bataille de France est commencée. L’ordre est de défendre nos positions sans esprit de recul.
» Que la pensée de notre Patrie, blessée par l’envahisseur, vous inspire l’inébranlable résolution de tenir où vous êtes.
» Accrochez-vous au sol de France, ne regardez qu’en avant !
» Le sort de la Patrie, la sauvegarde de ses libertés, l’avenir de nos fils dépendent de votre ténacité. »
Sur terre, l’attaque allemande commence par un premier coup de bélier, assené dans le secteur situé au sud de Péronne, face à la VIIe armée française. Peu avant le début de l’offensive, vers 3h30, débouche dans la tête de pont le 16e corps blindé du général Hoepner (3e et 4e divisions Panzer), chargé de l’effort principal sur l’axe Assevillers-Roye-Ressons-sur-Matz. Les quelques 640 chars engagés dans ce secteur sont massés sur un front offensif de 6 km, ce qui représente 100 chars au kilomètre, exacte densité préconisée par Eimannsberger et Guderian pour l’attaque d’une position de résistance.

Après une recrudescence des feux d’artillerie, l’assaut est lancé sur tout le front de la tête de pont. Les Allemands remarquent rapidement le changement de tactique de l’armée française. « Les Français se défendent avec ténacité, écrit le général List, chef du 2e bureau ouest de l’O.K.H.. Nulle part on n’observe des signes de démoralisation. On se rend compte du nouveau procédé de combat français. » La « défense en profondeur » préconisée par Weygand donne d’excellents résultats. Dans l’ensemble, les « hérissons » résistent et les Panzer subissent de lourdes pertes.
Durant toute la matinée, le quadrilatère Omiécourt-Marchélepot-Licourt-Curchy est parcouru en tous sens par des détachements de Panzer. Utilisant le terrain, se glissant dans les intervalles, les blindés allemands sont passés au large des points d’appui de la ligne principale. À midi, la masse des blindés allemands se trouve à 10 km en avant de son infanterie. Elle est hors de portée de son artillerie et coupée de ses lignes de ravitaillement. « Nos chars sont accueillis par un feu vraiment infernal, écrit le capitaine von Jungenfeld, du 1er bataillon de la 4e division de Panzer. En un clin d’œil, les premiers d’entre eux, pris sous des feux de flanc, sont en flammes. La situation n’a rien de réjouissant… Maintenant, ce serait à notre artillerie de s’entretenir avec les Français ; leur défense est vraiment très forte et nous avons trop peu de munitions pour les canons de nos chars. Il est exactement midi (11 heures, heure française). La journée sera encore longue et personne ne sait combien de temps les tirs d’arrêt ennemis nous sépareront encore de nos lignes de ravitaillement. Nous devons donc, de bonne heure, songer à économiser les munitions, car aujourd’hui, journée décisive, il faut compter avec tout, même avec une contre-attaque de chars français… »
Parallèlement, dans le secteur de la Xe armée française, le corps blindé Hoth, comprenant la 5e (général Hartlieb) et la 7e division Panzer (général Rommel) concentrées dans la tête de pont d’Abbeville et à Flixecourt, est passé lui aussi à l’assaut. Vers 4h15, Rommel se rend à un poste d’observation d’où il assiste au début de l’attaque. « Le barrage préliminaire, qui commença exactement à la minute fixée, écrit-il, fut un spectacle inouï à contempler. Les éclairs des éclatements d’obus striaient le ciel d’un bout à l’autre de l’horizon. » Peu après, les troupes de Rommel franchissent la Somme et progressent sans encombre sur les deux bords du cours d’eau. Le reste de la matinée est consacré au nettoyage de Hangest et du secteur environnant.
À midi, les 5e et 7e divisions Panzer, qui ont dépassé Hangest, reçoivent l’ordre de poursuivre leur avance sans désemparer. Les soldats français opposent une résistance désespérée. « Tirant et combattant sans arrêt, écrit Rommel, mes chars avancèrent des deux côtés du Quesnoy et débouchèrent dans la plaine vaste et découverte qui s’étend au sud. Ils continuèrent à progresser à travers des champs de blé, dont les tiges étaient déjà hautes. Tous les détachements ennemis qui s’y cachaient furent détruits ou forcés de se retirer. Un grand nombre de prisonniers furent ramené. […] Notre objectif pour la journée étant le pays à l’est de Hornoy, je décidai de reprendre l’attaque à 19h25, par Montagne-Fayel et Camp-en-Amiénois. Les ordres furent envoyés sans tarder. Une forte concentration ennemie dans le bois de Riencourt fut détruite au passage par le tir du régiment de Panzers. Sur notre gauche, nous vîmes s’élever d’un camion-citerne en flammes une grande colonne de fumée ; de nombreux chevaux, sellés et démontés, se dispersaient dans la plaine. Un feu nourri d’artillerie, venant s’abattre du sud-ouest sur notre division, ne put s’opposer à son avance. Sur un front étendu et de grande profondeur, chars, canons anti-aériens et de campagne, camions chargés de fantassins, déferlèrent à travers champs à l’est de la route, tandis que d’immenses nuages de poussière s’élevaient dans l’air du soir… »
Au soir, le dispositif français est entamé en plusieurs endroits. « Évidemment, remarque le colonel de Bardies, ce n’est plus le rapide écroulement qu’on a vu sur la Meuse. Nos troupes, s’accrochant au terrain, ne lâchent pas pied. Contournant les villages et les bois, qui sont autant de bastions, les chars allemands s’infiltrent dans les intervalles, pris de flanc par l’artillerie et parfois culbutés et mis en flammes. L’infanterie allemande, stoppée par notre feu, ne suit pas. Mais nous sommes encagés ; les chars arrivent jusqu’à la deuxième position de nos armées ; la ligne française n’est bientôt plus qu’une série de petites forteresses, dont chacune se bat pour son compte. » Dans l’ensemble, les attaques allemandes ont été contenues. Malgré quelques infiltrations dans les intervalles, l’ennemi n’a pu aborder le Chemin des Dames. Mais le commandement français ne dispose d’aucun moyen pour dégager les garnisons assiégées. Les « hérissons » sont donc condamnés à disparaitre.
Dans la nuit, Paul Reynaud procède au remaniement de son Cabinet, le second depuis la formation du ministère. Daladier est évincé du gouvernement. Le général de Gaulle est nommé sous-secrétaire d’État à la Guerre.
Le lendemain, la résistance française commence à s’affaiblir.
À l’extrême gauche du dispositif, dans le secteur de la Xe armée, la 51e division britannique reflue vers la Bresle sous la pression de l’ennemi. La 31e division française, qui tient à sa droite les débouchés d’Abbeville, est entrainée dans le mouvement. Le général Altmayer tente en vain de rétablir la situation. La Xe armée est finalement contrainte de se replier tout entière derrière la Bresle.
À droite, dans le secteur de la VIe armée, les combats sont très violents. Les Français opposent une résistance farouche, mais ils subissent de lourdes pertes. Peu à peu, la défense s’amenuise. L’ennemi pousse dans la direction de Soissons et de Vailly. Dans l’après-midi, le général Touchon décide de reporter son dispositif sur l’Aisne, au cours de la nuit.
C’est au centre, dans le secteur de la VIIe armée, que la situation est la plus difficile. Le repli de la Xe et de la VIe armée a pour conséquence d’exposer dangereusement la VIIe armée. Celle-ci est menacée d’être prise à revers par l’ennemi, tant à l’est qu’à l’ouest. Le dispositif de défense de la première position est fortement ébranlé en plusieurs secteurs du front. Dans ces conditions, le général Frère est contraint de se replier sur sa seconde position jalonnée par le cours inférieur de l’Aisne, l’Oise au sud de Compiègne, le massif de Clermont et Beauvais.

À 18 heures, le généralissime envoie un message d’encouragement et d’espoir aux VIe, VIIe et Xe armées et leur demande de résister avec la même opiniâtreté sur la deuxième position. « La bataille ne fait que commencer, dit-il. Il ne faut pas perdre une minute pour organiser, perfectionner, animer. » Au soir du 6 juin, tout le front du groupe d’armées n°3 est en recul. La Xe armée se replie sur la Bresle, la VIIe vers Davenescourt et Ribécourt, la VIe vers l’Aisne entre Attichy et Vailly.
« À la fin de la journée, écrit le général Weygand, l’adversaire nous contraignait à mener la bataille selon une modalité générale différente de celle qui avait été conçue et ordonnée. Le système de défense initialement prescrit consistait à tenir la ligne Somme-Aisne, grâce à la résistance sans limite de points d’appui, ayant mission de continuer à se battre même dépassés ou encerclés. » Mais le généralissime est amené à considérer, par la force des choses, que la position de défense sur laquelle l’armée française doit se battre sans esprit de recul est en réalité « une position d’une profondeur correspondant à la puissance des moyens de pénétration de l’adversaire. » Cette position est comprise entre la ligne Somme-Aisne au nord, et au sud, une ligne arrière suivant la Basse-Seine, la position avancée de Paris et la Marne.
Pendant ce temps, Paul Reynaud se démène pour obtenir une aide plus conséquente des Anglais. « Le Président du Conseil, remarque à ce propos Paul Baudouin, est condamné à se battre tous les matins une heure, ou même plus, pour obtenir un concours britannique qui, malgré ses efforts, demeure nul. Il est certain que si ces faits n’étaient pas soigneusement cachés à l’opinion publique, une violente vague d’anglophobie se lèverait aussitôt. » Dans la journée du 6 juin, Paul Reynaud parvient enfin à obtenir de Churchill l’envoi de renforts en France. « L’embarquement de la 52e division a été accéléré au maximum. Il commencera demain, 7 juin. Pour gagner du temps, cette opération s’effectuera simultanément dans deux ports. La division complète sera en France le 13. Pour fournir un appui plus rapide que ne pourraient le faire des unités rescapées de Dunkerque, nous envoyons, le 11, une division canadienne. Une troisième division suivra aussitôt que possible, si les Français peuvent fournir l’artillerie nécessaire. » Il est prévu que Lord Gort reprenne le commandement du corps expéditionnaire dès qu’il y aura quatre divisions anglaises en France. Pour ce qui est de l’aviation de chasse, Churchill se montre plus réticent. Les Britanniques refusent de démunir leur île de son aviation de chasse en la basant en France. Ils acceptent néanmoins de mettre la totalité de l’aviation de bombardement basée en France et en Grande-Bretagne à la disposition de la France.
Le 7 juin, exploitant leurs premiers avantages, les forces allemandes s’emploient à consommer la rupture des parties du dispositif français partiellement disloquées la veille. La situation s’aggrave rapidement dans le secteur de la Xe armée. La seconde ligne de défense française est enfoncée à Poix. Une brèche large de 25 kilomètres environ s’ouvre, entre Hornoy et Conty. Les blindés allemands s’y engouffrent, en direction de Formerie – où se trouve le Quartier Général de la Xe armée – et de Forges-les-Eaux. Instruit par l’expérience des deux jours précédents, Rommel a pris parti d’éviter les « hérissons » avec ses chars et de pousser en terrain libre, à travers champs, droit au sud-ouest.
« Après quelques tâtonnements, écrit Rommel, l’avance se poursuivit sans encombre, montant, redescendant, sans routes ni chemins, tout droit dans la campagne, à travers haies et clôtures, au milieu des blés déjà hauts.
» Nous ne rencontrâmes pas de troupes ennemies, à part quelques isolés ; mais les signes de leur présence récente étaient nombreux, sous l’aspect de véhicules militaires ou de chevaux abandonnés dans la campagne. […] Des civils fuyaient, des soldats aussi filaient sur toutes les routes. Nous surprîmes même parfois des camions de réfugiés en plein champ ; leurs occupants, hommes, femmes et enfants, apparaissaient sous les véhicules où ils s’étaient glissés, terrorisés. On leur criait au passage de rentrer chez eux. »
Les blindés de la 7e division de Panzer avancent d’une quarantaine de kilomètres dans la journée. À la fin de celle-ci, Rommel atteint Forges-les-Eaux, à 60 kilomètres au sud de la Somme. Il n’est plus qu’à 40 km de Rouen et de la Seine. La Xe armée est sur le point d’être coupée en deux.
À 22 heures, à Paris, le colonel Bourget, du Cabinet du général Weygand, téléphone au secrétaire du Cabinet de guerre, Paul Baudouin, pour lui demander de prévenir le Président du Conseil qu’ « un accident d’ordre tactique s’est produit cet après-midi », et il lui apprend que les Panzer ont atteint Forges-les-Eaux.
« Je raccroche d’une main tremblante, écrit Baudouin, et je préviens le Président Reynaud.
» – Est-il possible que notre espoir s’écroule ? s’écrie celui-ci, la voix changée.
» – Non, ce n’est pas possible ! Et cependant, je sais que la bataille est perdue. »
Le 8, l’avance du corps blindé Hoth se poursuit à une cadence accélérée. À 11 heures, une puissante colonne de blindés arrive à Gournay, rendant ainsi effective la coupure en deux tronçons de la Xe armée. Le tronçon ouest, comprenant le 9e corps d’armée commandé par le général Ihler et la 51e division britannique du général Fortune, reflue vers la mer, à la recherche d’un point de rembarquement. Le tronçon est, comprenant le 10e corps, renforcé par le 25e, qui vient d’arriver, se replie en combattant au nord de Beauvais, vigoureusement talonné par les unités motorisées du corps blindé Hoth.
Dans le secteur de la VIe armée, la situation s’est considérablement aggravée. L’ennemi a réussi à franchir l’Aisne à Missy, à 9 km en amont de Soissons, et à Pommiers, à 5 km en aval de la même ville. Ainsi, Soissons est débordé des deux côtés. Dans l’après-midi, les deux pinces se rejoignent. Les Allemands sont maîtres du cours de l’Aisne sur une quarantaine de kilomètres, de part et d’autres de Soissons. En fin d’après-midi, les Allemands ont établi une tête de pont continue, mais peu profonde, entre Vailly et Vic.
De ce fait, le groupe d’armées n°3 est rompu aux deux ailes par la double avance allemande sur Rouen et sur Soissons. La VIIe armée, qui défend le canal Crozat et l’Ailette, est débordée, à gauche, par les colonnes allemandes qui ont atteint Roye ; à droite, par des infiltrations ennemies dans la forêt de Saint-Gobain. Les unes et les autres cherchent à refermer l’anneau derrière les divisions françaises qui occupent le secteur.
« Les points d’appui encerclés résistent avec acharnement. Mais, ni ravitaillés, ni dégagés, ils finissent par succomber. Peu à peu, les brèches faites par les blindés s’élargissent, débordent les défenses voisines, qui ont d’abord résisté, permettent de les encercler, puis de les réduire. De poche en poche, le front s’écroule. Il faut replier rapidement ce qui est encore libre. »

La bataille de la Somme est perdue. Le groupe d’armées n°3 se replie sur la Basse-Seine, la position avancée de Paris et la Marne. Le général Weygand prescrit au général Duffour, commandant la IIIe région à Rouen, d’improviser un barrage sur la Seine avec des éléments régionaux et tous les fonds de tiroir sur lesquels le général Doumenc pourra mettre la main. Les quelques cent mille hommes évacués de Dunkerque, via l’Angleterre, ont été transportés, au cours des journées précédentes, entre Caen et la Seine. Leur état matériel est déplorable. Beaucoup d’hommes n’ont pas d’armes. La valeur combative de ces unités, qui n’ont pas eu le temps de se réorganiser, est plus qu’incertaine. L’état de fatigue et le moral de la troupe sont préoccupants. Mais la situation est trop grave pour que l’on ne tente pas d’utiliser ces effectifs. En parallèle, le généralissime ordonne la transformation du « gouvernement militaire de Paris » en une « armée de Paris » qui, sous les ordres du général Héring, sera chargée de la défense de la Seine, entre Vernon et Pontoise, et celle de l’Oise, entre Pontoise et Boran-sur-Oise.
Dans son « instruction personnelle et secrète n°113 », le général Georges détaille le dispositif sur lequel le groupe d’armées n°3 devra tenir :
– La gauche tiendra sur la Basse-Seine.
– Le centre, s’accrochera à la « Position de Défense de Paris », c’est-à-dire à une ligne en demi-cercle, formant un bouclier en avant de la capitale, passant par Pantoise, Beaumont, Chantilly, Senlis, et s’appuyant sur les cours de l’Oise et de la Nonette.
– La droite, arrêtera les Allemands qui ont franchi l’Aisne, sur l’Ourcq, dont le cours supérieur est orienté d’est en ouest.
– Le nouveau front du groupe d’armées n°3 sera le suivant : sur la Seine, de la mer à Vernon : Xe armée ; sur la position avancée de Paris : armée de Paris (de Vernon à Boran-sur-Oise) et VIIe armée (de Boran-sur-Oise au confluent de l’Ourcq et de la Marne) ; à l’est de l’Ourcq, en direction de la Champagne : VIe armée.
Au cours de la nuit, Rommel tente d’exécuter une manoeuvre audacieuse. Celle-ci consiste à simuler une attaque sur Rouen, puis, par une marche oblique, à s’emparer par surprise des ponts sur la Seine à Elbeuf. Vers 20 heures, une compagnie est envoyée sur la route de Rouen pour s’emparer du carrefour situé à 8 kilomètres à l’est de la ville. À la nuit tombée, Rommel et ses hommes prennent la direction d’Elbeuf.
« L’obscurité nous gênait beaucoup, raconte Rommel, pour suivre notre itinéraire avec les cartes insuffisantes que nous possédions. Le bruit que nous faisions en passant dans les villages y tirait les gens de leur sommeil et les amenait au pas de course dans les rues pour nous souhaiter la bienvenue – car ils nous prenaient pour des Britanniques ! Nous passâmes devant une batterie antiaérienne ennemie ; son local de garde était encore éclairé et la sentinelle nous présenta les armes. Ce fut le lendemain matin seulement que nous découvrîmes que plusieurs pièces de D.C.A. s’étaient trouvées prêtes à tirer à quelques mètres de nous. Aux Authieux, nous prîmes la direction du sud et nous arrivâmes à Sotteville à minuit.
» Nos freins grondaient et grinçaient sur les virages de la route. Une lumière brillait çà et là sur l’autre rive ; il y en avait aussi à différents endroits de la voie ferrée qui suit la vallée de la Seine. Nulle troupe ennemie ne se montrait et tout semblait favoriser le succès de notre raid contre les ponts de la Seine, qui n’étaient plus qu’à une quinzaine de kilomètres.
» La radio ne fonctionnait pas – comme d’habitude quand il faisait nuit – et depuis longtemps nous n’étions plus en communication avec l’état-major divisionnaire, ni avec nos autres formations. Notre colonne de chars se rapprochait progressivement d’Elbeuf le long de la vallée de la Seine. […]
» Je fis arrêter le régiment de Panzers et passer devant lui le bataillon de motocyclistes, renforcé par cinq Panzer III. Les motocyclistes devaient aller de l’avant et des groupes de combat, bien soutenus par les chars, devaient s’emparer des deux ponts sur la Seine, à Elbeuf. Ils avaient mission de les tenir fermement et de les garder libres pour nous permettre de les traverser.
» Cependant, à Elbeuf même, nos véhicules s’embouteillèrent dans les rues étroites du faubourg situé au nord de la Seine. Les groupes de combat arrivèrent en retard et ne commencèrent pas leur mission à temps.
» Pensant que tout n’était pas perdu, j’ordonnai au commandant du bataillon de lancer immédiatement son attaque contre les deux ponts. Sous le couvert de l’obscurité, je m’approchai moi-même de l’un d’eux. Il y avait des civils dans les rues ; les carrefours étaient barrés par des sacs de sable.
» Le premier groupe de combat s’élança enfin. Il était près de 3 heures du matin. Mais il n’arriva pas jusqu’au pont, car les Français le firent sauter avant que le groupe eût parcouru cent mètres. Il en fut de même, quelques minutes plus tard, pour le deuxième pont. Plusieurs fortes détonations se succédèrent de l’ouest à l’est, de près et de loin. »

La tentative des Allemands pour s’emparer des ponts d’Elbeuf est un échec. Mais ils n’en bordent pas moins la Seine. Les Français sont parvenus à faire sauter les ponts à temps, de même que ceux de Rouen.
Pendant ce temps, à l’arrière du front, le commandement allemand modifie son ordre de bataille pour la suite des événements. La XVIIIe armée, tenue jusque-là en réserve, vient s’insérer entre la IVe et la VIe armée, renforçant le dispositif allemand au nord de Paris. Le groupe blindé von Kleist, comprenant les 3e, 4e, 9e et 10e divisions de Panzer, est retiré du groupe d’armées B, et mis à la disposition du groupe d’armées A. Glissant vers la droite, il quitte le secteur Poix-Montdidier-Roye, où il opérait jusqu’alors, pour venir se ranger le long de l’Aisne, face à Reims, entre Berry-au-Bac et Neufchâtel-sur-Aisne. Le groupe blindé Guderian, regroupant le 39e (1re et 2e divisions Panzer et 29e division d’infanterie motorisée) et le 41e corps d’armée blindé (6e et 8e divisions Panzer et 20e division d’infanterie motorisée), est rattaché à la XIIe armée. Il vient se positionner le long de l’Aisne, dans le secteur allant de Château-Porcien à Rethel. Ces mouvements sont significatifs. Ils indiquent que l’offensive allemande ne va pas tarder à s’étendre à toute la partie du front allant de Soissons aux Ardennes.
Le 9 au matin, exploitant les succès de la veille, le groupe d’armées von Bock amorce une double manoeuvre de débordement de Paris : à l’ouest, en direction de la Basse-Seine ; à l’est, en direction de la Marne et de Château-Thierry. Jusqu’ici les opérations, limitées au secteur allant de l’embouchure de la Somme au canal de l’Ailette, ont été menées exclusivement par le groupe d’armées B. À présent, le groupe d’armées A s’ébranle à son tour sur toute la longueur de l’Aisne jusqu’à la rive gauche de la Meuse, sur un front de 150 kilomètres. C’est avec quatre corps blindés sur cinq que ce dernier va se ruer sur la Champagne. Le centre de gravité de l’offensive passe à l’est.
Devant l’extension de l’offensive allemande, Weygand lance la proclamation suivante :
« L’offensive allemande est maintenant déclenchée sur tout le front, de la mer à Montmédy. Elle s’étendra demain jusqu’à la Suisse.
» L’ordre demeure, pour chacun, de se battre sans esprit de recul, en regardant droit devant lui, là où le commandement l’a placé.
» Le commandant en chef n’ignore rien des efforts et de la vaillance dont les armées engagées et l’armée de l’Air donnent, sans désemparer, le magnifique exemple. Je les en remercie. La France leur demande plus encore.
» Officiers, sous-officiers, et soldats, le salut de la Patrie réclame de vous non seulement votre courage, mais toute l’opiniâtreté, toute l’initiative, tout l’esprit combatif dont je vous sais capables. L’ennemi sera bientôt au bout de son effort. Nous sommes au dernier quart d’heure. Tenez bon ! »
La bataille de l’Aisne vient de commencer. Avec une masse de 8 divisions de Panzer, soit environ 2000 chars, le général von Rundstedt se ruent à l’assaut des positions françaises, tenues par les IVe et VIe armées françaises. Face à la IVe armée, les fantassins de la XIIe armée allemande tentent de traverser l’Aisne, entre Neufchâtel et Attigny. À droite, la 14e division d’infanterie du général de Lattre de Tassigny rejette à la rivière les éléments qui avaient commencé à la franchir et fait 800 prisonniers. C’est un des épisodes les plus glorieux de cette bataille défensive. Au centre, de part et d’autre de Rethel, la 2e division d’infanterie repousse également tous les assauts. Or, c’est dans ce secteur que les 39e et 41e corps du groupe blindé Guderian doivent franchir l’Aisne pour déferler en Champagne. Dans l’après-midi, les Allemands parviennent à franchir la rivière et constituent deux petites têtes de pont de part et d’autre de Château-Porcien. Dans le secteur de la VIe armée, les Allemands réussissent à constituer des têtes de pont à Guignicourt et à Pontavert.
Plus à l’ouest, la VIIe armée se replie sur l’Oise, entre Compiègne et Chantilly, dans des conditions très difficiles. En raison de la destruction des ponts, les troupes françaises sont contraintes d’abandonner une grande partie de leur matériel, avant de traverser la rivière. Le tronçon est de la Xe armée réussit à se rétablir sur le cours inférieur de l’Oise, où il s’amalgamera à l’armée Héring. Le tronçon ouest se replie aussi rapidement que possible vers Yvetot et la Basse-Seine. Le général Rommel reçoit l’ordre de percer vers la côte, afin de couper la route du Havre et de l’encercler.
Malgré une résistance tenace sur l’Aisne, le général Weygand semble ne pas croire à la possibilité d’une résistance prolongée. Au Conseil des ministres tenu le soir même, il se montre pessimiste. Il explique que les Allemands ont atteint la Seine en aval de Paris et qu’une nouvelle et puissante offensive vient de se déclencher en Champagne. La capitale est donc immédiatement menacée par l’ouest, l’est et le nord. Comme si cela ne suffisait pas, l’Italie est sur le point d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne. Dans la soirée, le Grand Quartier Général quitte La Ferté-sous-Jouarre, pour se replier à La Charité-sur-Loire.
Le 10 juin, à 5 heures du matin, Rommel écrit à sa femme : « Nous allons bientôt atteindre la mer entre la Somme et la Seine. Je suis en excellente forme, quoique toujours sur la brèche. Nos succès sont extraordinaires et il me semble inévitable que l’autre côté s’écroule bientôt. Nous n’avions jamais imaginé que la guerre à l’Ouest se passerait ainsi. » À 9h30, après avoir fait le plein d’essence, la 7e division de Panzer se met en route en direction de la Manche, conformément aux ordres reçus la veille au soir. Les blindés de Rommel poussent leur vitesse au maximum. Ils atteignent le littoral à proximité de Fécamp. La route du Havre et de Fécamp est désormais coupée aux forces franco-britanniques. Complètement isolé, le tronçon ouest de la Xe armée se retranche à Saint-Valery-en-Caux, sur la côte, pour tenter une évacuation par mer. Acculés, le 9e corps d’armée et la 51e division britannique seront finalement contraints de capituler, le 12 juin, après une belle résistance.
Dès les premières heures du jour, le groupe d’armées A reprend l’attaque avec une intensité accrue. Dans la matinée, la 1re division de Panzer débouche de la tête de pont de Château-Porcien-Rethel, suivie par l’infanterie, et marche sur La Retourne, deuxième position de la IVe armée française, tandis qu’une autre colonne, partie de la région d’Attigny, ne tarde pas à atteindre Vouziers. Dans cette plaine de Champagne, dépourvue d’obstacles naturels, les Panzer évoluent librement, et il semble que plus rien ne pourra arrêter leur avance. « Nos Panzer ne trouvent pas d’opposition en terrain libre, écrit Guderian, car la nouvelle tactique française se concentre sur la défense des villages et des bois ; mais, dans ces points d’appui, notre infanterie rencontre une résistance tenace, de maison en maison, de barricade en barricade. »

Le groupement blindé Buisson, composé de la 3e division cuirassée, de la 7e division légère mécanique et de la 3e division d’infanterie motorisée, reçoit l’ordre de contre-attaquer en direction de Château-Porcien, sur le flanc de la poche ennemie. Malheureusement, comme le remarque le chef d’état-major du front Nord-Est (général Roton), les chars français « débouchent trop tard. Ils sont alors repérés et l’effet de surprise est manqué. » Une mêlée de blindés se produit alors. Les blindés allemands subissent de nombreuses pertes. Guderian raconte : « À un certain moment, je cherchai en vain, avec un canon antichar français de 47 mm capturé, à immobiliser un char « B », mais tous les obus ricochaient sur l’épaisse cuirasse du char français ! Les canons allemands de 37 mm et de 25 mm étaient pareillement inefficaces. De ce fait, nous dûmes « encaisser » des pertes sévères. » Au nord de La Retourne, les chars français avancent de trois kilomètres, délivrant un régiment encerclé dans le village de Perthes et détruisant une centaine de blindés allemands. Mais le dispositif antichars ennemi a eu le temps de s’organiser en arrière. Après un succès initial, les unités françaises sont culbutées et dispersées.
Tandis que ces opérations se déroulent dans le secteur de la IVe armée, la VIe armée se trouve, elle aussi, dans une situation critique. Le front de l’Ourcq, tenu par des divisions épuisées, a été forcé par une attaque massive de chars et l’ennemi a poussé en pointe jusqu’à la Marne, qu’il a atteinte à Château-Thierry et à Jaulgonne. La VIe armée est forcée de décrocher.
Dès lors, débordée sur sa gauche, la IVe armée doit cesser sa belle résistance sur La Retourne et sur l’Aisne, à Rethel, pour se reporter au sud, sur la Montagne de Reims, en liaison à gauche, à Damery-sur-Marne, avec la VIe armée, et à droite, au sud de Vouziers, avec la IIe armée. La bataille de l’Aisne est achevée. C’est la fin d’une résistance cohérente, et le début d’une progression rapide des divisions de Guderian et de von Kleist.
À Paris, le 10 juin est vécu comme une journée d’agonie. À 10 heures, le général Weygand remet une note au Président du Conseil :
« La note adressée le 29 mai à M. le Président du Conseil indiquait au gouvernement les conditions dans lesquelles allait s’engager la bataille attendue.
» Cette bataille s’est engagée le 5 juin. Nos armées se battent héroïquement. Elles font éprouver à l’ennemie des pertes considérables. Mais le nombre réduit de nos divisions ne permet pas de relèves. La fatigue, le manque de sommeil, les pertes diminuent leur puissance de résistance.
» Au matin du sixième jour de la bataille, je dois constater que les attaques ennemies nous obligent à des reculs de plus en plus profonds. Chaque jour l’adversaire augmente vers l’est l’étendue de son offensive. Grâce au nombre d’unités fraîches dont il dispose, il peut donner plus d’ampleur encore à ses entreprises dont le front s’étend déjà de la Manche à l’Argonne.
» En un point de ce front, des unités cuirassées allemandes sont parvenues, par l’exploitation rapide d’un succès partiel, à séparer en deux les forces de notre armée de gauche, et à menacer sérieusement la Basse-Seine.
» Nos armées se rétablissent sur le front Basse-Seine, position de sûreté de Paris, Marne, dernière ligne sur laquelle nous puissions espérer une résistance efficace.
» Je terminais ma note du 29 mai en précisant « qu’il pourrait venir un moment à partir duquel la France se trouverait, malgré sa volonté, dans l’impossibilité de continuer une lutte militairement efficace pour protéger son sol ». J’ajoutais que « ce moment serait marqué par la rupture définitive des positions de défense sur lesquelles les armées françaises ont reçu l’ordre de se battre sans esprit de recul ».
» Je suis loin d’avoir perdu tout espoir d’arrêter l’ennemi, ainsi qu’en témoigne mon ordre d’hier. Nos armées se battent, et leurs manœuvres sont encore coordonnées.
» Mais les événements des deux dernières journées de bataille me font un devoir d’avertir M. le Président du Conseil que la rupture définitive de nos lignes de défense peut survenir d’un moment à l’autre :
» – Soit que l’adversaire réussisse à se saisir des passages de la Basse-Seine et à déborder par le sud la région parisienne ;
» – Soit qu’il parvienne en Champagne à pousser une autre incursion profonde d’engins blindés ;
» – Soit, enfin, que nos divisions, recrues de fatigue et diminuées par les pertes, soient impuissantes, sous la pression d’un ennemi trois fois plus fort, à se rétablir solidement sur la ligne Basse-Seine, position de Paris, Marne.
» Si pareille éventualité se produisait, nos armées continueraient à combattre jusqu’à l’épuisement de leurs moyens et de leurs forces. Mais leur dissociation ne serait plus qu’une affaire de temps. »

Peu après, le Comité de guerre se réunit au ministère de la Guerre. Le général de Gaulle y assiste pour la première fois. Le général Weygand commente la note qu’il vient de remettre au Président du Conseil. Il exprime sa crainte de voir Paris tourné par l’ouest et par le sud. Le général de Gaulle n’apporte pas plus de réconfort. La veille, il s’est rendu à Londres afin d’obtenir une aide plus importante des Anglais. Il rapporte que ces derniers préfèrent affecter leur aviation de chasse à la défense de leur île. Quant aux troupes terrestres, ils consentent à y maintenir celles qui s’y trouvent encore ; mais ils n’en enverront de nouvelles « que le jour où elles pourront être appuyées par l’aviation française ». La question du sort de la capitale est soulevée. Paris est de plus en plus menacé et le repli du gouvernement n’est plus qu’une question d’heures. Le Président propose qu’un Conseil des ministres ait lieu dans l’après-midi, pour fixer les conditions du départ.
À 16 heures, André François-Poncet téléphone, de Rome, au Président du Conseil, pour l’informer que l’Italie a déclaré la guerre à la France et à la Grande-Bretagne. L’état de guerre sera effectif à partir de minuit. Cette nouvelle apporte un peu plus de désarroi. C’est un véritable « coup de poignard dans le dos ». Un peu plus tard, le gouvernement espagnol décide de faire occuper Tanger par ses troupes, mettant fin au régime international établi dans cette zone. La France, contre qui le destin s’acharne, regarde avec inquiétude du côté de la Méditerranée : l’Espagne va-t-elle entrer en guerre à son tour ?
Un dernier Conseil des ministres se tient à l’Élysée à 17 heures. Tous les membres du gouvernement sont d’accord pour quitter la capitale et se réfugier en Touraine. Les itinéraires sont communiqués. Le départ est prévu pour cette nuit. Le G.Q.G. suivra le mouvement et s’installera à Briare.
Dans la soirée, le Président du Conseil prend la parole à la radio :
« Nous sommes au sixième jour de la plus grande bataille de l’Histoire. L’incendie a commencé sur la Somme. Il s’est propagé jusqu’à la Meuse… Rien ne pourra diminuer notre volonté de lutter pour notre terre et pour nos libertés.
» Les épreuves qui nous attendent sont dures, nous y sommes prêts, nos têtes ne se courberont pas.
» C’est l’heure que choisit M. Mussolini pour nous déclarer la guerre. Comment juger cet acte ? La France, elle, n’a rien à dire. Le monde, qui nous regarde, jugera.
» Interrogé cet après-midi par notre ambassadeur, M. François-Poncet, sur le prétexte de cette déclaration de guerre, le compte Ciano a répondu que M. Mussolini ne fait qu’exécuter les engagements qu’il a pris avec M. Hitler.
» La France entre dans cette guerre avec la conscience pure, et pour elle, ce n’est pas un vain mot. Le monde connaîtra peut-être bientôt que les forces morales sont aussi des forces. Au cours de sa longue et glorieuse Histoire, la France a traversé de plus rudes épreuves. C’est alors qu’elle a toujours étonné le monde. La France ne peut pas mourir ! »
Les convois ministériels se mettent en route dans la nuit. Le Président du Conseil a déjà quitté Paris lorsque, à 23h, la radio diffuse un communiqué laconique : « Le gouvernement est obligé de quitter la capitale pour des raisons militaires impérieuses. Le Président du Conseil se rend aux armées. » Cette nouvelle produit sur la population un véritable choc. Désormais, l’évidence d’un effondrement s’impose à tous les esprits. La région parisienne est saisie d’un vaste mouvement de panique et un flot de véhicules de toutes sortes encombre les routes, emportant vers le centre du pays un grand nombre d’habitants qui fuient l’invasion.

« Les autos parfois s’entrechoquent parmi les jurons de conducteurs novices. Les villages sont déjà « fortifiés », repliés sur eux-mêmes, comme des bourgs du Moyen Âge. Devant le mur antichar, doublé de vieilles charrettes et d’autos hors d’usage, il faut produire ses papiers. La file des fuyards s’immobilise au loin. Mais voici, roulant toujours à belle allure, un convoi de luxueuses voitures américaines à pneus blanc, avec des gardes mobiles debout sur les marchepieds et des motocyclistes pour fermer le cortège : c’est le corps diplomatique, en route vers les châteaux de Touraine. Dès le lendemain, l’embouteillage est complet. Tous les quarts d’heure, le long serpent automobile, allongeant ses écailles, avance de cent mètres. Les chauffeurs consomment sur place une précieuse essence. Ils arrivent fourbus, après une nuit blanche, à 50 kilomètres de Paris, dans une petite ville où les avions allemands les rejoignent en vingt minutes. »
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