La ruée vers la mer

France, Belgique, 16 mai 1940 – 20 mai 1940
Après avoir percé le front français à Sedan, les Panzer s’engouffrent dans la brèche, mettant en déroute de nombreuses unités françaises. L’immense majorité de la population est tenue dans l’ignorance du cours réel des événements. La censure veille et écarte les nouvelles fâcheuses. Le flot des réfugiés qui ne cessent de grossir sur les routes n’augure rien de bon. Reynaud, lui-même, semble mal renseigné. Ils circulent d’inquiétantes rumeurs, mais les relations entre le gouvernement Reynaud et le haut commandement sont si mauvaises que les hommes politiques sont laissés dans l’ignorance de la situation. Au reste, Gamelin met longtemps à comprendre l’étendue du désastre.
Le généralissime ne quitte sa « thébaïde » de Vincennes pour gagner le Q.G. du général Georges à La-Ferté-sous-Jouarre que le 13, c’est-à-dire le jour où Guderian passe la Meuse. Il est alors « péniblement choqué en constant qu’aucune réserve importante ne paraît avoir été envoyée sur le front ». Le 14, Gamelin retourne à La-Ferté-sous-Jouarre et reçoit un second choc en apprenant qu’aucune contre-attaque n’a été lancée. Le lendemain matin, sa troisième visite lui vaut un troisième choc : il apprend que la IXe armée vient de recevoir l’ordre de battre en retraite. Gamelin continue pourtant à faire preuve d’un optimisme débordant, en partie fondé sur l’expérience de la Première Guerre mondiale.

Dans la soirée du 15, le G.Q.G. reçoit l’effarante nouvelle que les Panzer viennent d’atteindre Montcornet. Le généralissime en est « totalement abasourdi ». Entre-temps, les officiers de liaison sont revenus avec leurs premiers rapports en provenance directe de la IXe armée : « L’état-major ignore où se trouvent ses divisions […], les routes sont encombrées de soldats en déroute. » D’après Pertinax, Gamelin paraît avoir jusque-là caressé l’illusion que tout peut « s’arranger ». Il commence à présent à prendre conscience de la gravité de la situation.
À 20h30, Daladier reçoit un coup de téléphone du généralissime. Ce dernier lui annonce qu’après avoir tout brisé sur son passage, une colonne blindée allemande croise entre Rethel et Laon. Daladier crie qu’il faut attaquer, comme on le faisait, en 1918, lorsque le front était crevé.
– Attaquer ? Avec quoi ? réplique Gamelin. Je n’ai plus assez de réserves… Entre Laon et Paris, je ne dispose pas d’un seul corps de troupes.
– Alors, dit en terminant Daladier, dont le visage s’est altéré, c’est la destruction de l’armée française ?
– Oui, c’est la destruction de l’armée française !
La chute de Paris n’est plus qu’une question d’heures. Combien ? Nul ne le sait. Mais, après avoir sans cesse prédit le meilleur, généraux et ministres, brutalement, doivent envisager le pire.
À la même heure, Churchill, qui a pris la tête du gouvernement britannique le 10 mai, câble à Roosevelt pour lui faire part de ses sombres pressentiments quant à la conquête de l’Europe par les Allemands « à une vitesse stupéfiante ». Il prévoit, pour la Grande-Bretagne, l’éventualité de bombardements massifs et d’attaques de parachutistes. Il prédit que Mussolini va brusquement entrer en guerre pour prendre sa part du « butin des civilisations ». Il demande à Roosevelt de proclamer la « non-belligérance des États-Unis », ce qui équivaudrait à permettre la fourniture de secours sous toutes les formes, à défaut d’une action militaire.
Les Anglais comprennent la gravité de la situation et commencent à mesurer un concours déjà très mesuré. À Daladier et Gamelin qui lui demandent à nouveau, dans la soirée, l’envoi de renforts aériens, Churchill répond affirmativement, mais le Cabinet de guerre refuse immédiatement de donner satisfaction aux Français comme au Premier ministre britannique, qui ne manifeste ni grande irritation ni surprise d’une telle opposition. L’Angleterre amorce sa politique de repliement des prochains jours. Quant à l’Amérique, elle ne veut et ne peut intervenir. Répondant aux prières de Reynaud et de Churchill, Roosevelt fait savoir qu’il n’a pas les moyens d’aider les démocraties tant que, dans son pays, le sentiment populaire n’aura pas évolué.
Dans la nuit, le général Gamelin se décide à donner l’ordre de repli général aux forces françaises qui combattent en Belgique. L’armée belge abandonne la position Anvers-Louvain qu’elle comptait défendre et se replie sur la Lys et le canal de dérivation. La Ire armée suit le mouvement, et bat en retraite sur Bruxelles et le canal de Charleroi. La IXe armée, devenue armée Giraud, poursuit sa retraite entre la Sambre et la Meuse.
Au cours des premières heures du 16, le général Gamelin confirme à Daladier « que les Allemands peuvent être à Paris le soir même ». Dans la matinée, plusieurs ministres et quelques responsables politiques ou militaires arrivent au Quai d’Orsay pour s’entendre donner lecture, par Paul Reynaud, de la lettre que vient de lui adresser, à 10h, le général Héring, gouverneur militaire de Paris : « Dans les circonstances actuelles, j’estime prudent, pour éviter tout désordre, de vous suggérer d’ordonner l’évacuation du gouvernement sauf les ministères de la Défense nationale (ou tout au moins leur premier échelon), de la Chambre des députés et du Sénat, sur les zones de repli prévues. Je vous serais obligé de me communiquer au plus tôt votre décision. » « Les trente personnes qui délibèrent, écrit Petinax, n’avaient jamais soupçonné la faiblesse interne de l’armée et du commandement. Brusquement, elles voyaient la route de la capitale ouverte aux Allemands, sans un régiment pour se mettre au travers. Et le chef suprême se déclarait à bout de ressources ! La confusion des propos fut inouïe… Pourquoi, suggéra quelqu’un, des bateaux de guerre de faible tirant d’eau, ne remonteraient-ils pas par la Seine et ne défendraient-ils pas la ville ? »
Ordre est donné de transférer à Tours le siège du gouvernement et le départ est fixé à 16 heures. Lorsque Paul Reynaud interroge Anatole de Monzie, ministre des Transports, sur le nombre de trains pouvant être mis à la disposition des Parisiens, il réplique :
– Pas un.
– Et de camions à la disposition des Chambres ?
– Fort peu.
« Le gouvernement, écrit Kammerer, se trouve dans le plus grand embarras. Paul Reynaud partageait l’avis du général Héring (concernant l’évacuation de Paris), et le notifia même par écrit aux questures des deux Chambres. Mais les hésitations politiciennes l’emportèrent. On fit valoir auprès de lui que cette évacuation provoquerait une panique dans l’opinion. Comme la colonne blindée allemande, dont on craignait l’apparition à l’horizon, n’arrivait pas, mais semblait s’infléchir vers le nord-ouest, on se rassura quelque peu. » Reynaud donne téléphoniquement à Gamelin des ordres pour la défense de la capitale.
Décision est prise d’incinérer les archives. Depuis les pelouses du Quai d’Orsay, des flammes montent par jets brusques jusqu’aux fenêtres. Par toutes les fenêtres des bureaux, des tonnes de documents sont versées dans un brasier qui rougit au milieu de la cour. En bas, les huissiers tournent et retournent les documents dans le brasier jusqu’à l’instant où ils ne sont plus que des blocs de cendre. Ces flammes, ces fumées, ces cendres qui s’envolent, sont visibles de loin. Elles alertent une partie de la population parisienne. Pour la foule à la recherche du plus léger indice, celui-ci constitue un formidable aveu.
Cherchant à calmer les esprits, Paul Reynaud déclare dans un discours radiodiffusé :
« On a fait courir les bruits les plus absurdes. On a dit que le gouvernement voulait quitter Paris : c’est faux. Le gouvernement est et demeurera à Paris.
» On a dit que l’ennemi se servait d’armes nouvelles et irrésistibles, alors que nos aviateurs se couvrent de gloire, alors que nos chars lourds surclassent les chars allemands de la même catégorie.
» On a dit que l’ennemi était à Reims, on a même dit qu’il était à Meaux, alors qu’il a réussi seulement à faire, au sud de la Meuse, une large poche que nos vaillantes troupes s’appliquent à colmater.
» Nous en avons colmaté d’autres en 1918 ! Vous, anciens combattants de la dernière guerre, vous ne l’avez pas oublié ! »

Dépassé par les événements, Paul Reynaud décide de faire venir près de lui Pétain. Il demande au général Pujo de partir immédiatement pour Madrid et d’en ramener Pétain, alors ambassadeur de France. « Dites-lui qu’il prendra les fonctions qu’il voudra, mais que sa présence est indispensable, qu’on a besoin de lui. » Le général Pujo n’aura pas à courir jusqu’à Madrid puisqu’un télégramme a prévenu le Maréchal, qui s’est mis en route sans plus tarder. On attend du Maréchal qu’il rechausse les bottes de 1917, qu’il rassure et rassemble cette nation éparpillée, sensible à la magie des mots, au mythe de l’homme providentiel, et dont les redressements sont aussi prompts que les abandons. En jouant la carte d’un passé glorieux, Reynaud se place dans le courant du sentiment populaire qui espère qu’après une première manche perdue, la victoire sourira à la France. Il compte profiter de l’arrivée de Pétain au gouvernement pour remanier son ministère et démettre Gamelin et Daladier de leurs fonctions.
Paul Reynaud adresse de son propre chef le télégramme suivant au général Weygand – ancien chef d’état-major du Maréchal Foch – à Beyrouth : « La gravité de la situation militaire sur le front occidental s’accentue. Je vous demande de vous rendre à Paris sans aucun retard. Prenez les dispositions utiles pour remettre vos fonctions à la Haute Autorité que vous choisirez. Le secret de votre départ est désirable. »
Le président du Conseil envoie à Churchill le S.O.S. suivant : « Hier soir, nous avons perdu la bataille. La route de Paris est ouverte. Envoyez toutes les troupes et toute l’aviation que vous pourrez. » Alerté par les appels au secours du gouvernement français, Churchill s’envole en direction de la France, le 16 mai, vers 15h. Depuis son arrivée au pouvoir, c’est la première fois qu’il vient dans la capitale française, et à 17h20 se tient au Quai d’Orsay une conférence franco-britannique. Y assistent, pour la Grande-Bretagne, le Premier ministre et le général sir John Dill, l’adjoint du chef d’état-major impérial (le général Ironside), et pour la France, Daladier, Reynaud et Gamelin. Le général Gamelin donne des précisions sur la situation, évoque la tête de pont allemande et l’afflux toujours croissant des forces ennemies. Les Allemands ont percé au nord et au sud de Sedan sur 80 à 95 kilomètres de large. L’armée française de ce secteur est anéantie ou dispersée. Des blindées se ruent à une vitesse prodigieuse sur Amiens et Arras. Leur intention est apparemment de rejoindre la mer au-delà d’Abbeville… Il faut même envisager, ajoute-t-il, une descente rapide sur Paris. Tout au long de la réunion, Churchill trouve que les Français font preuve d’une « démoralisation incompréhensible », d’un pessimisme excessif. Il se refuse à prendre au sérieux les interprétations hâtives de Gamelin. Il y a certainement une réaction possible. « Où sont les réserves stratégiques. Où est la masse de manœuvre ? » demande-t-il alors au généralissime français. Et, à sa plus grande surprise, il entend cette réponse ahurissante : « Aucune, il n’y en a aucune ! » Reynaud et Daladier insistent pour que l’Angleterre lance toutes ses ressources aériennes dans la bataille, mais Churchill demeure irréductible. Il ne souhaite pas affaiblir la défense des Îles britanniques pour des missions qui se sont révélées jusqu’alors couteuses et inefficaces. Le Premier ministre britannique se refuse à admettre la situation dans laquelle se trouve la France. Face à l’effondrement du moral des Français, Churchill consent finalement à mettre à la disposition du haut commandement 10 squadrons supplémentaires.
Churchill fait l’impossible pour remonter le moral de Reynaud et de Daladier. Il leur prodigue des encouragements et fait preuve en public d’un indomptable optimisme. En réalité, il est alarmé par la situation. À son retour en Angleterre, il adresse une longue note à Chamberlain, devenu Lord Président, dans laquelle il le prie « d’étudier les conséquences qu’entraîneraient le départ du gouvernement français de Paris ou la chute de cette ville, ainsi que les problèmes qui se poseraient s’il devenait nécessaire de rappeler de France le Corps Expéditionnaire, en utilisant soit ses propres lignes de communication, soit les ports de la Belgique ou de la Manche ».

Au cours de cette terrible journée du 16 mai, Rommel avance de plus de 80 kilomètres, perçant le prolongement nord de la ligne Maginot et ne perdant, au cours de cette opération, que 35 tués et 59 blessés, alors qu’il fait environ 10 000 prisonniers et s’empare d’une centaine de chars.
Dans la matinée du 17 mai, les forces de Guderian obliquent légèrement vers le nord-ouest. Ce jour-là, les Panzer atteignent Laon et le canal de la Sambre à l’Oise, à moins de 100 km de Paris à vol d’oiseau. Les unités alliées qui combattent en Belgique battent en retraite sur tout l’ensemble du front, tandis que la VIe armée allemande de von Reichenau entre dans Bruxelles.
Rien ne semble pouvoir stopper l’avancée des Allemands. « Après sept jours de lutte, écrit Pertinax, le généralissime s’avoue vaincu. Le système militaire qu’il avait reçu de ses prédécesseurs et achevé de former, lié indissolublement à un cadre rigide, est maintenant condamné sans recours à ses yeux. » Dans la soirée, Gamelin, sentant approcher l’heure de la disgrâce, appelle ses troupes à « se faire tuer sur place plutôt que d’abandonner la parcelle du sol national qui lui a été confiée ». Cet ordre entre en contradiction avec celui de « décrochage général » prescrit la veille, et qui est en voie d’exécution.
Dans la matinée, au cours d’un conseil des ministres, Paul Reynaud a tenté d’ « obtenir la tête » du général Gamelin. En vain. Édouard Daladier défend encore le généralissime. Certains ministres objectent que la disgrâce du général risque d’ébranler le moral de l’armée. Reynaud et Daladier, « voulant étayer leurs décisions sur l’avis d’une personnalité militaire incontestée », font savoir que le Maréchal Pétain est attendu pour le lendemain.
Pour protéger Paris, le général Georges décide la formation d’une nouvelle VIIe armée à partir d’unités rameutées d’Alsace-Lorraine. Le haut commandement français ignore que ce n’est pas la capitale française qui est la cible des Allemands. Il ne s’en apercevra que le lendemain.
La résistance française s’amenuise et la débâcle s’amplifie. Le 18, profitant de la demi-liberté de manœuvre qui lui a été donné, Guderian traverse le canal de la Sambre à l’Oise et s’empare de Saint-Quentin et de Péronne. Au nord, Rommel atteint Cambrai. Les avant-gardes allemandes avancent maintenant à toute vitesse dans le nord de la France. Le soir, la situation est très confuse.
Le Maréchal Pétain arrive à Paris le matin même. La presse célèbre le retour du vainqueur de Verdun. Paul Reynaud déclare à la radio :
« Voici la première décision que je viens de prendre : le vainqueur de Verdun, celui grâce à qui les assaillants de 1916 n’ont pas passé, celui grâce à qui le moral de l’armée française, en 1917, s’est ressaisi pour la victoire, le maréchal Pétain, est revenu de Madrid où il a rendu tant de services à la France. Il est désormais à mes côtés comme ministre d’État, vice-président du Conseil, mettant toute sa sagesse et sa force au service du pays. Il y restera jusqu’à la victoire. »
Paul Reynaud profite de l’accession du Maréchal à la vice-présidence du Conseil pour remanier son Cabinet. À cette occasion, il devient ministre de la Défense nationale à la place de Daladier, « muté » aux Affaires étrangères en attendant d’être totalement éliminé le 5 juin. Georges Mandel est nommé au ministère de l’Intérieur.
Pétain entre dans le jeu parlementaire. Silencieux, froid et secret, il regarde, observe et médite. Pendant ces quelques jours d’observation, de réflexion et de mutisme trompeur, il prend conscience de trois faits dont chacun revêt, à ses yeux, une importance extrême et qui le conduiront bientôt à réclamer, puis à exiger et imposer l’armistice : impuissance de l’armée française, inconsistance de l’aide anglaise, dès l’instant où les Britanniques ont compris que la bataille de France était une bataille sans espoir, désarroi et douleur d’un peuple lancé sur toutes les routes de l’exode.
Le général Weygand, auquel le président du Conseil à l’intention de confier les fonctions de commandant en chef, en remplacement du général Gamelin, n’est pas encore arrivé. « Ni Pétain, ni Weygand, écrit William L. Langer, n’avaient beaucoup d’espoir de sauver la situation, même le 18 et le 19 mai. Selon le général Laure, le Maréchal, lorsqu’il quitta son poste d’ambassadeur à Madrid, sentait que sa mission à Paris ne serait pas tant de faire la guerre, que de tenter d’obtenir une paix honorable. De même, Weygand aurait dit, en quittant son commandement en Syrie, « que la situation militaire en France était déjà compromise d’une façon irrémédiable et que, selon lui, il faudrait accepter un armistice raisonnable. » Il n’y a rien de surprenant dans tout ceci. L’état des armées françaises était désespéré. »
Dans la nuit, le général Billotte se rend au Q.G. du général Gort pour examiner avec lui les mesures qu’il conviendrait de prendre afin de rétablir la situation. « Le commandant du groupe d’armées n°1, écrit Lord Gort dans son rapport, avait peu d’espoir de voir ces moyens réussir. Les comptes rendus des officiers de liaison auprès des formations françaises n’étaient guère encourageants. Dans mon opinion, les forces du Nord couraient le danger imminent d’être irrémédiablement coupées du gros des armées françaises dans le Sud. » Dès ce moment, trois manœuvres se présentent à l’esprit du général anglais :
– Maintenir la ligne de l’Escaut. Ceci suppose que la brèche ait été aveuglée par des contre-attaques heureuses, venant simultanément du nord et du sud ;
– Battre en retraite sur la ligne de la Somme, jusqu’à l’embouchure de ce fleuve, au détriment des forces belges ;
– Se retirer dans la direction du nord-ouest ou du nord vers les ports de la Manche, en utilisant les lignes d’eau successives et en tenant un périmètre défensif, assez longtemps pour permettre au Corps Expéditionnaire de rembarquer, de préférence de concert avec les Français et les Belges. Ce plan impliquerait le départ du B.E.F. du théâtre d’opérations. Dans ce cas, une importante quantité de matériel serait abandonnée sur place. Le général Gort estime qu’à moins d’un rétablissement imprévu, il s’agit de la seule issue possible.
Le commandement britannique se désolidarise progressivement de ses alliés français et belges. Churchill prie le général Ismay, secrétaire militaire du Cabinet de guerre anglais, de faire examiner par les chefs d’état-major « s’il ne serait pas opportun de n’envoyer en France que la moitié de l’unité connue sous le nom de Division blindée. » Il ajoute : « Il ne faut jamais perdre de vue que des conditions de paix très avantageuses peuvent être offertes aux Français et que tout le poids de la guerre peut retomber sur nos épaules. »

Cette nuit-là, le général Giraud, successeur de Corap, arrive en compagnie de deux officiers de son état-major au Catelet, sur les traces de son arrière-garde, pour constater que les Panzer de Reinhardt sont déjà là et ont détruit son P.C. À 6h du matin, il est capturé par une patrouille blindée allemande. « À partir de ce moment, note Henri Bidou, la IXe armée est volatilisée ; elle disparaît en tant qu’unité organisée. »
Le 19, les Panzer foncent le long de la Somme, entre Cambrai et Saint-Quentin. Ils s’engagent dans ce couloir, sans souci de savoir s’ils seront attaqués à droite ou à gauche, ne cherchant qu’à prendre de l’avance pour couper la retraite de tout ce qui est encore en Belgique et dans le Nord. C’est à ce moment que les blindés de Guderian se heurtent pour la seconde fois à la 4e D.C.R. du colonel de Gaulle. Celui-ci attaque le flanc du « corridor des Panzer » près de Laon. Quelques-uns des blindés du colonel arrivent à moins de 2000 mètres du PC allemand, où, de son propre aveu, Guderian passe quelques heures pénibles jusqu’à ce que les Français se retirent sur ordre du général Georges, qui estime que la 4e D.C.R. doit être, incessamment, employée à d’autres tâches. Le soir, les chars allemands s’approchent d’Amiens, ayant franchi, d’une seule traite, près de 80 kilomètres.
Au nord, les forces françaises et britanniques qui abandonnent la Belgique commencent à faire pression sur le côté du « corridor des Panzer ». Ce qui provoque de nouvelles craintes au sein du commandement allemand quant à la sécurité de leurs flancs désormais considérablement allongés. Les trois divisions motorisées françaises arrivées de Belgique se concentrent près de Cambrai ; à la suite de quoi, Rommel reçoit l’ordre de consolider sa position entre cette ville et Arras. Pour lui et la 7e division de Panzer, l’avance rapide est terminée.
À Vincennes, Gamelin finit par comprendre que la stratégie allemande ne vise pas la capitale mais la Manche, pour couper en deux les armées alliées. Il commence enfin à entrevoir l’occasion qu’offre l’étirement des forces allemandes dans l’étroit corridor où l’infanterie suit les Panzer avec deux ou trois jours de retard. Le 19 mai au matin, il lance sa « Directive personnelle et secrète n°12 » qui commence par ces mots : « Sans vouloir intervenir dans la conduite de la bataille en cours… » . C’est la première fois que Gamelin se mêle de la direction des opérations, laissée jusqu’à présent aux soins de Georges. Selon Gamelin, les forces mobiles du groupe d’armées n°1 qui se replie de Belgique doivent être lancées contre l’arrière des Panzer et l’infanterie motorisée qui les suit. En même temps, les IIe et VIe armées doivent attaquer à partir du sud en direction des têtes de pont établies sur la Meuse. Gamelin achève sa directive ainsi : « Le tout est une question d’heures ».
Les instructions de Gamelin arrivent trop tard. Dans la nuit du 19 mai, le gouvernement Reynaud nomme Weygand, qui vient de rentrer de Syrie, commandant en chef à la place de Gamelin. Weygand demande que ses pouvoirs de commandement soient étendus, par rapport à ceux de son prédécesseur. Paul Reynaud fait aussitôt signer deux décrets au Président de la République. Le premier supprime les fonctions du commandant en chef des forces terrestres, prévues par la loi du 11 juillet 1939 sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Le second nomme le général Weygand chef d’état-major de la Défense nationale et commandant en chef sur l’ensemble des théâtres terrestres, maritimes et aériens.
Weygand, aussitôt nommé, annule la « Directive n°12 » de Gamelin, puis il gagne le front en hâte pour se former sa propre opinion. Tout cela représente une nouvelle perte de temps. La situation est de plus en plus grave. Les armées françaises sont harassées par neuf journées de bataille ininterrompues. Certaines d’entre elles – la IXe armée en particulier – sont déjà anéanties.
Au cours de cette journée du 19 mai, les Panzer se concentrent dans la région de la Somme. La masse des blindés de Kleist se trouve à présent renforcée par le groupe de Hoepner, qui comprend deux divisions de Panzer supplémentaires rappelées, comme prévu, de Belgique. Le fer de lance ainsi forgé à l’extrémité des 200 kilomètres du « corridor des Panzer » est prêt pour la ruée finale vers la mer. Rommel, qui a, la veille, reçu l’ordre de faire halte, réussit à convaincre son supérieur, Hoth, de l’autoriser à poursuivre son avancée pour aller occuper les hauteurs stratégiques proches d’Arras. Le 20, peu avant 2h du matin, Rommel reprend sa progression et atteint son objectif après un violent accrochage avec les Français qui sont parvenus à pénétrer dans ses lignes de communication. Il passe le reste de la journée à établir une position défensive.
C’est Guderian qui accomplit sans doute l’action décisive du jour. Peu avant l’aube du 20, il avance rapidement sur la ligne Cambrai-Péronne. Vers 9h, la 1re division de Panzer s’empare d’Amiens. Les forces de Guderian descendent ensuite la Somme en direction d’Abbeville. Dans l’après-midi, Guderian atteint les environs de cette ville. Dès lors, les troupes françaises de la VIIe armée combattant sur la Somme se trouvent séparées de celles du Nord par un vide de 90 km. Un large couloir se dessine, par où continuent à s’engouffrer les divisions blindées allemandes. À 19h, la 2e division de Panzer de Guderian, qui s’est rabattue depuis Albert, se rue sur Abbeville. Une heure plus tard, l’un de ses bataillons de pointe atteint la Manche à Noyelles-sur-Mer.
Depuis le matin, les Panzer ont parcouru environ 110 km. En dix jours, ils ont avancé de plus de 330 km, à vol d’oiseau. Ils ont porté un coup mortel à l’armée française, et leur « corridor des Panzer » a coupé en deux les forces alliées. Le général Jodl note dans son journal : « Le Führer exulte. Il voit la victoire et la paix à portée de sa main ». Goebbels, plus prudent, donne encore pour consigne à la presse de souligner « la résistance de l’adversaire et l’opiniâtreté des combats ». Au front, Guderian écrit : « Le soir de cette journée remarquable entre toutes, nous ne savions pas quelle direction prendre. Le groupe de Panzer Kleist n’avait pas davantage reçu d’instructions quant à la poursuite ultérieure de l’offensive. » Le haut commandement allemand n’a jamais envisagé une progression aussi rapide, si bien qu’il se trouve totalement dépassé par les événements.
Le gros des blindés de von Kleist poursuit sa route, fonçant sur Calais et Boulogne, se rabattant sur les arrières de la Ire armée française et du Corps Expéditionnaire britannique. « Le but de la manœuvre allemande est maintenant aussi clair que possible. Après rupture du centre, enveloppement d’une aile, de l’aile gauche, la plus forte, la plus solide, celle qui comprend, outre les Anglais et les Belges, nos meilleures troupes et notre meilleur matériel. Et il semble bien que rien, sur l’instant, ne l’empêchera de réussir. » Toutes les armées alliées qui luttent en Belgique et dans les Flandres sont prises comme dans une nasse. Le piège tendu par Manstein s’est refermé.
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